WATCHMEN de Zack Snyder : l'analyse de M.Bobine (1)
Adeptes de la grande toile, bonjour !
La dernière fois, on vous a parlé d'une adaptation de bande dessinée réussie
avec le Snowpiercer de Bong Joon-Ho,
d'après la BD de Jacques Lob et Jean-Marc Rochette.
Aujourd'hui, on va parler d'une adaptation beaucoup plus problématique...
un film qui, depuis sa sortie en 2009, n'a cessé de diviser les fans de comic-books.
Je veux bien sûr parler de X-Men Origins: Wolverine !
Non, je déconne, tout le monde est d'accord pour dire que c'est de la merde, ça...
On va parler du Watchmen de Zack Snyder.
Ceux qui nous suivent régulièrement savent déjà qu'entre Zack Snyder et nous,
c'est pas vraiment le grand amour.
Mais promis !
Le but ici n'est pas de se lancer dans une longue diatribe
contre le réalisateur du Royaume de Ga'hoole.
D'autant plus qu'on avait déjà consacré un long podcast à sa filmographie.
Là, on va plutôt s'intéresser au travail d'adaptation effectué
par par Zack Snyder et ses scénaristes, David Hayter et Alex Tse…
et au changement le plus flagrant qu'ils ont fait subir à l'histoire d'Alan Moore.
En gros, on va essayer de répondre à la question suivante :
c'était quoi, le problème avec ce putain de poulpe ?!
Mais avant de commencer,
on va peut-être rappeler un peu l'histoire de Watchmen,
telle que racontée par Alan Moore et Dave Gibbons entre 1986 et 1987.
Attention pour ceux qui n'ont pas lu la BD ni vu le film, ça va spoiler sévère !
L'action de Watchmen se situe donc en 1985 dans une réalité alternative
où les tensions de la Guerre Froide sont à leur paroxysme
et où les Etats-Unis et l'URSS sont au bord de l'apocalypse nucléaire.
Dans cette réalité,
les super-héros existent et ont combattu le crime depuis les années 50 jusqu'en 1977,
date à laquelle le gouvernement leur a interdit toute activité super-héroïques.
L'histoire débute donc lorsque Rorschach,
un héros masqué qui continue à traquer les criminels au mépris de la loi,
enquête sur le meurtre d'un autre super-héros, le Comédien.
Avec l'aide d'autres anciens justiciers comme le Hibou, le Spectre Soyeux et Docteur Manhattan,
il découvre que le meurtrier du Comédien n'est d'autre Adrian Veidt,
alias Ozymandias, lui aussi super-héros à la retraite.
Lorsque le groupe confronte Ozymandias,
celui-ci leur explique que le Comédien risquait de révéler le complot qu'il avait mis en place
et qui consistait à créer une gigantesque créature monstrueuse
et à la téléporter au beau milieu de New York,
tuant à la fois la créature et des millions de new-yorkais.
Pour Ozymandias, si l'humanité se retrouvait confrontée
à une potentielle menace venue d'une autre dimension,
elle n'aurait d'autre choix que de s'unir pour faire face à ce mystérieux ennemi,
mettant ainsi fin à la guerre froide et ouvrant une nouvelle ère de paix.
Mais lorsque Rorschach, le Hibou,
le Spectre Soyeux et Docteur Manhattan découvrent le projet d'Ozymandias,
il est déjà trop tard.
Celui-ci a déjà mis son plan à exécution et il a fonctionné.
Les héros doivent alors décider s'ils révèlent le crime d'Ozymandias
au risque de mettre en péril la nouvelle paix mondiale
ou au contraire s'ils veulent garder le secret pour mettre fin à la guerre froide.
Alors que Rorschach refuse tout compromis et entend bien dénoncer Ozymandias,
les autres préfèrent garder le secret.
L'histoire se termine donc avec le meurtre de Rorschach par Docteur Manhattan
et l'instauration de la paix mondiale,
Alan Moore laissant à chaque lecteur
le soin de faire un choix sur la moralité de cette situation.
Dans le scénario du film, l'histoire se déroule à peu près de la même façon,
le seul changement majeur tient à la menace qui est censé unir l'humanité.
Au lieu de concevoir une créature monstrueuse,
Ozymandias y manipule Docteur Manhattan pour l'éloigner de l'humanité
(c'est d'ailleurs également le cas dans le comics)
puis simule une attaque du Docteur contre plusieurs villes du monde, dont New York,
ce qui aurait le même effet que dans la BD.
Cette décision n'est pas vraiment une surprise.
Depuis sa publication,
de nombreux lecteurs ont été perplexes devant l'arrivée soudaine
de la créature d'Ozymandias dans le récit de Watchmen…
et de prime abord, c'est parfaitement compréhensible.
L'univers de Watchmen se veut extrêmement réaliste.
Le contexte politique s'inspire de faits réels.
On y croise des figures historiques comme le président Richard Nixon
ou son conseiller Henry Kissinger.
À l'exception du Docteur Manhattan, les super-héros n'ont pas de super-pouvoirs…
et même les dons du Docteur Manhattan sont expliqués
par une expérience scientifique ayant mal tournée.
Son existence obéit donc à des lois physiques vraisemblables
et cohérentes avec l'univers réaliste déployé par Alan Moore et Dave Gibbons.
À l'inverse, le poulpe semble surgir de nulle part.
Même si Alan Moore laisse traîner tout au long de la série
quelques indices sur les artistes et scientifiques
qu'Ozymandias a enlevé pour concevoir sa créature,
beaucoup de lecteurs y ont vu un élément surnaturel
qui tranchait avec le réalisme du reste de l'histoire.
Comme il l'explique dans une interview, c'est aussi l'avis du scénariste David Hayter
lorsqu'il écrit une première version de son scénario en 2001 :
Malgré les possibilités infinies qu'offre le cinéma,
je crois qu'il faut être très prudent sur le nombre d'éléments magiques dans un film.
Le problème avec le poulpe,
c'était qu'on a déjà Docteur Manhattan qui était l'élément magique de l'histoire…
et soudain, à la fin,
on a le poulpe qui débarque d'une autre dimension
et qui sème la destruction à coups d'ondes psychiques.
Il aurait fallu énormément de mise en place pour justifier cette apparition.
Donc il est devenu évident que si on utilisait Docteur Manhattan,
et bien, la mise en place était déjà faite.
C'est déjà une forme de puissance,
et il est déjà une menace extérieure qui a plongé le monde dans le chaos,
qui a changé le cours de l'Histoire.
Au final, ça semblait cohérent.
C'est donc la fin sans le poulpe et avec Docteur Manhattan qui sera conservée
lorsque Warner Bros relancera le projet en 2005
et que Zack Snyder et Alex Tse s'inspireront du scénario de David Hayter
pour produire le film sorti en 2009.
À première vue, l'intention est louable.
Il s'agit de rendre le récit plus cohérent pour éviter que l'arrivé du poulpe
ne mette en danger l'interruption volontaire d'incrédulité du public,
vous savez, ce mécanisme par lequel les spectateurs acceptent de croire
que ce qu'on leur raconte est vrai.
Le problème, c'est que ce changement implique une trahison profonde de l'oeuvre d'Alan Moore.
Je m'explique.
En surface, Watchmen est une critique acerbe des super-héros traditionnels.
D'ailleurs, Alan Moore voulait au départ utiliser des super-héros existants
tirés des Charlton Comics, un éditeur que DC avait racheté en 1983.
Mais DC a vite réalisé que l'histoire de Watchmen serait difficilement compatible
avec une utilisation future de ces héros et a donc refusé.
Moore a donc été obligé de créer de nouveaux personnages
qui sont néanmoins des caricatures assez évidentes des personnages Charlon Comics.
Pour Rorschach, Alan Moore s'est donc inspiré de La Question
et en a fait un psychopathe paranoïaque d'extrême-droite
qui n'hésite pas à torturer et à tuer les délinquants.
Docteur Manhattan est un Captain Atom tellement puissant
qu'il en arrive à se désintéresser du sort des simples mortels.
Le Comédien est une sorte de Peacemaker corrompu
qui exécute les basses-oeuvres du gouvernement américain.
Inspiré par le personnage de Thunderbolt,
Ozymandias est un génie qui accepte le sacrifice froid et calculateur
de millions de personnes pour établir la paix mondiale.
Le Hibou est une version de Blue Beetle indécise et sans véritables principes.
Le Spectre Soyeux est une référence à Nightshade
à ceci près que la version d'Alan Moore est complètement écrasée
par la personnalité de sa mère.
Lors de sa parution dans les années 80,
Watchmen est donc apparu comme une violente confrontation
entre l'univers idéalisé des super-héros et une réalité bien moins reluisante…
comme si Alan Moore disait à ses lecteurs
"comment pouvez-vous croire à ces histoires de super-héros parfaits et bienveillants
qui sauvent le monde alors que la Guerre Froide bat son plein,
que les inégalités se multiplient, que le fascisme revient un peu partout ?"
En cela, Watchmen se rapproche d'oeuvres similaires,
comme le Dark Knight Returns de Frank Miller,
qui ont contribué à la même époque à déconstruire les récits de super-héros
pour proposer une version empreints de questions philosophiques,
politiques et morales.
Cela dit, il ne faut pas croire qu'Alan Moore nous incite
à faire primer la réalité sur l'imaginaire,
les faits sur les histoires ou le politique sur le poétique.
Toute la carrière d'Alan Moore est d'ailleurs basée sur le principe inverse.
Dans V pour Vendetta,
la force du personnage de V ne vient pas de ses aptitudes physiques ou intellectuelles
mais de sa capacité à devenir un symbole, un mythe,
une fiction qui va avoir un effet bien concret sur la réalité.
Dans From Hell, il met en scène une version de Jack l'Eventreur
qu'il sait parfaitement être factuellement fausse
mais qui permet selon lui de comprendre le contexte économique, social et psychologique
qui a pu mener à de tels crimes.
Dans Lost Girls,
l'imaginaire sexuel le plus débridé apparaît
comme le dernier lieu de résistance à la réalité de la Première Guerre Mondiale.
Quant à Promethea,
la série a pour but explicite de proclamer
la suprématie de l'imaginaire sur toute forme de réalité.
Lorsqu'Alan Moore déclare lui-même être un magicien,
ce qu'il veut dire, c'est que pour lui il est possible d'utiliser des symboles,
des mythes, des histoires pour avoir un impact sur le réel.
Pour revenir à Watchmen,
c'est dans cette logique qu'il faut comprendre le monstre créé par Ozymandias.
Avec sa forme de poulpe géant,
c'est une référence presque explicite aux horreurs extra-dimensionnelles
créées par Lovecraft dans le cadre du mythe de Cthulhu.
Dans la logique d'Alan Moore,
la créature réussit à rallier l'ensemble des peuples
précisément parce qu'elle ne semble pas pouvoir être réelle.
Avec son apparence,
elle incarne une menace mythique issue du plus profond de la psyché humaine.
À ce titre, jamais aucune analyse scientifique,
jamais aucune rationalisation de la menace ne permettra à l'humanité
de dépasser la peur engendrée par la créature.
Dès lors, à condition que le secret ne soit jamais révélé,
l'humanité vivra toujours dans la peur d'un retour d'une créature similaire
et restera unie.
À l'inverse, dans le film,
le Docteur Manhattan apparaît comme une menace réaliste.
Ses pouvoirs sont connus du gouvernement américain
qui l'a étudié sous toutes les coutures pendant des décennies.
Même en acceptant que Russes et Américains s'unissent
pour trouver un moyen de se défendre contre le Docteur Manhattan,
on peut avoir des doutes sur la pérennité d'une telle alliance
lorsque les deux blocs auront conçu une arme qu'ils savent efficace contre Manhattan.
En outre,
le film Watchmen suppose que l'espèce humaine ait la capacité de s'unir
pour résoudre une menace sur la base de faits concrets.
Si on prend l'exemple des actions entreprises pour enrayer le changement climatiques,
on peut avoir d'énormes doutes sur la validité d'une telle hypothèse.
Mais sur un plan fondamental,
la différence profonde entre le comics et le film,
c'est que le comics nous incite certes à déconstruire des récits imaginaires
qui nous empêche de voir la réalité des choses
mais, dans le même temps, il nous rappelle que notre salut viendra de notre capacité
à créer de nouveaux récits
qui, bien qu'ils soient tout aussi faux que les premiers,
nous aideront à résoudre les problèmes.
À l'inverse, le film nous pousse tout simplement à rejeter l'imaginaire
et à considérer les histoires comme intrinsèquement mensongères.
En dehors de toute considération philosophique,
cette approche est dangereuse sur un plan purement artistique.
En effet, le fait pour une oeuvre fictionnelle
de pousser le public à ne plus croire à la puissance de la fiction,
est une démarche auto-destructrice.
Alors qu'Alan Moore évite soigneusement de tomber dans ce piège…
Zack Snyder et ses scénaristes se retrouvent pris au piège de leur propre logique.