Il ne faut juger de notre bonheur qu'après la mort.
« Il faut toujours attendre la dernière heure d'un homme et de personne on ne peut dire qu'il a été heureux avant sa mort et ses funérailles »
[Ovide, Métamorphoses, III, 135]
1. Les enfants connaissent, à ce propos, l'histoire[74] du roi Crésus ; capturé par Cyrus et condamné à mort, sur le point d'être exécuté, il s'écria : « Ô Solon, Solon ! ». Cela fut rapporté à Cyrus, lequel s'enquit de ce que cela signifiait. Crésus lui expliqua qu'il vérifiait maintenant à ses dépens l'avertissement que lui avait donné autrefois Solon, selon lequel les hommes, quel que bonne figure que leur face le destin, ne peuvent se dire heureux avant d'avoir vu s'écouler le dernier jour de leur vie, tellement les choses humaines sont incertaines et diverses, au point qu'une variation minime peut les amener à passer d'un état à un autre complètement opposé. 2. Et pourtant voici ce que répondait Agésilas, à quelqu'un qui disait le roi de Perse heureux d'être parvenu fort jeune à une situation si importante : « Oui, mais Priam, à cet âge, n'était pas malheureux non plus [75] . » Parmi les rois de Macédoine successeurs du grand Alexandre, on trouve tantôt des menuisiers et des greffiers à Rome, des tyrans de Sicile, des maîtres d'école à Corinthe. Un conquérant de la moitié du monde, général de tant d'armées, devient un misérable suppliant aux pieds des médiocres fonctionnaires du roi d'Égypte : voilà ce qu'a coûté au grand Pompée la prolongation de sa vie pour cinq ou six mois…[76] 3. Et du temps de nos pères, Ludovic Sforza, dixième duc de Milan, qui avait si longtemps agité l'Italie contre nous, finit ses jours prisonnier à Loches, mais après y avoir passé dix ans, ce qui est bien le pire[77]. La plus belle reine,[78] veuve du plus grand roi de la chrétienté, ne vient-elle pas de mourir par la main du bourreau ? Indigne et barbare cruauté ! On pourrait citer mille exemples de la sorte. Car il semble que, comme les orages et les tempêtes sont piqués au vif par l'orgueilleuse allure de nos bâtiments, il y ait aussi là-haut des esprits jaloux des grandeurs d'ici-bas : « Tant il est vrai qu'une force cachée renverse les puissances humaines, foule aux pieds l'orgueil des faisceaux et des haches impitoyables, et s'en fait un objet de dérision. 4. Il semble que le destin guette précisément le dernier jour de notre vie, pour montrer qu'il est capable de renverser en un instant ce qu'il avait bâti de longues années durant, et nous fasse crier après Laberius : « Certes, ce jour est de trop dans ma vie. 5. Ainsi peut-on prendre l'avertissement donné par Solon. Mais comme c'est un philosophe, et que pour les philosophes les faveurs ou les disgrâces du sort ne sont ni des bonheurs ni des malheurs, que la grandeur et la puissance sont des accidents dont la valeur est pour ainsi dire négligeable, je considère comme vraisemblable qu'il ait pu voir un peu plus loin, et qu'il ait voulu dire ceci : le bonheur d'une vie, qui dépend de la tranquillité et de la satisfaction d'un esprit bien né, de la résolution et de l'assurance d'une âme bien trempée, ne doit jamais être attribué à un homme avant qu'on ne l'ait vu jouer le dernier acte de sa comédie, qui est sans doute le plus difficile. 6. Car dans tout le reste, il peut y avoir du faux-semblant : ou ces beaux discours de la philosophie ne sont en nous qu'une attitude, ou bien au contraire, les avatars de l'existence ne nous atteignant pas, nous pouvons conserver un visage serein. Mais quand vient la dernière scène entre la mort et nous, il n'est plus question de feindre, il faut parler français[80] ; il faut montrer ce qu'il y a de bon et de net dans le fond du pot. « Car alors seulement, des paroles sincères nous sortent du fond du cœur, et le masque enlevé, la réalité demeure. [Lucrèce, III, v. 57]
7. Voilà pourquoi, ce dernier instant est la pierre de touche, l'épreuve même de toutes les autres actions de notre vie. C'est le jour suprême, le jour qui juge tous les autres ; « c'est le jour, disait un auteur ancien[81] , qui doit juger de toutes mes années passées. » Je remets à la mort l'épreuve du fruit de mes études. Nous verrons alors si mes belles paroles me viennent de la bouche, ou du fond du cœur.
8. J'en ai vu plusieurs donner par leur mort donner à toute leur vie bonne ou mauvaise réputation. Scipion, beau-père[82] de Pompée, releva, en mourant bien, la mauvaise réputation qu'on avait eue de lui jusqu'alors. Épaminondas, à qui on demandait lequel des trois il estimait le plus : Chabrias, Iphicrates ou lui-même, répondit : « Il faut nous voir mourir, avant de pouvoir en décider ». Et de fait, on enlèverait beaucoup à celui que l'on jugerait sans tenir compte de l'honneur et de la grandeur de sa fin. 9. Dieu l'a voulu comme il lui a plu ; mais de mon temps, les trois plus exécrables personnes que j'ai connues pour avoir eu les vies les plus abominables et les plus infâmes, ont eu des morts réglées et arrangées en toutes circonstances jusqu'à la perfection. 10. Il est des morts belles et bienheureuses ; j'ai vu la mort trancher le fil d'une vie promise à un bel avenir ; je l'ai vue arrêter net quelqu'un en plein épanouissement, par une fin si remarquable qu'à mon avis, ses ambitieux et courageux desseins n'atteignaient pas la hauteur de leur interruption. Sans avoir besoin d'y aller, il arriva où il le souhaitait, plus noblement et plus glorieusement que ne l'envisageaient son désir et son espérance. Et il devança, par sa chute, le pouvoir et le nom auxquels il aspirait par son action. [83]
11. Pour juger de la vie d'autrui, je regarde toujours comment s'en est passé la fin. Et l'un des principaux soucis que j'ai de la mienne, c'est qu'elle se passe bien, c'est-à-dire tranquillement et sans bruit.