Anna Karénine - Partie I - Chapitre 5 (2)
« Hé, hé ! Mais te voilà, il me semble, dans une nouvelle phase : tu deviens conservateur ! dit Stépane Arcadiévitch. Au reste, nous en reparlerons plus tard.
— Oui, plus tard. Mais j'avais besoin de te voir », dit Levine en regardant toujours avec haine la main de Grinewitch.
Stépane Arcadiévitch sourit imperceptiblement.
« Et tu disais que tu ne porterais plus jamais d'habit européen ? dit-il en examinant les vêtements tout neufs de son ami, œuvre d'un tailleur français. Je le vois bien, c'est une nouvelle phase. Levine rougit tout à coup, non comme fait un homme mûr, sans s'en apercevoir, mais comme un jeune garçon qui se sent timide et ridicule, et qui n'en rougit que davantage. Cette rougeur enfantine donnait à son visage intelligent et mâle un air si étrange, qu'Oblonsky cessa de le regarder.
« Mais où donc nous verrons-nous ? J'ai besoin de causer avec toi », dit Levine.
Oblonsky réfléchit.
« Sais-tu ? nous irons déjeuner chez Gourine et nous y causerons ; je suis libre jusqu'à trois heures.
— Non, répondit Levine, après un moment de réflexion, il me faut faire encore une course.
— Eh bien alors, dînons ensemble.
— Dîner ? mais je n'ai rien de particulier à te dire, rien que deux mots à te demander ; nous bavarderons plus tard.
— Dans ce cas, dis les deux mots tout de suite, nous causerons à dîner.
— Ces deux mots, les voici, dit Levine ; au reste, ils n'ont rien de particulier. Son visage prit une expression méchante qui ne tenait qu'à l'effort qu'il faisait pour vaincre sa timidité.
« Que font les Cherbatzky ? Tout va-t-il comme par le passé ? Stépane Arcadiévitch savait depuis longtemps que Levine était amoureux de sa belle-sœur, Kitty ; il sourit et ses yeux brillèrent gaiement.
« Tu as dit deux mots, mais je ne puis répondre de même, parce que… Excuse-moi un instant. Le secrétaire entra en ce moment, toujours respectueusement familier, avec le sentiment modeste, propre à tous les secrétaires, de sa supériorité en affaires sur son chef. Il s'approcha d'Oblonsky et, sous une forme interrogative, se mit à lui expliquer une difficulté quelconque ; sans attendre la fin de l'explication, Stépane Arcadiévitch lui posa amicalement la main sur le bras.
« Non, faites comme je vous l'ai demandé, — dit-il en adoucissant son observation d'un sourire ; et, après avoir brièvement expliqué comment il comprenait l'affaire, il repoussa les papiers en disant : — Faites ainsi, je vous en prie, Zahar Nikitich. Le secrétaire s'éloigna confus. Levine, pendant cette petite conférence, avait eu le temps de se remettre, et, debout derrière une chaise sur laquelle il s'était accoudé, il écoutait avec une attention ironique.
« Je ne comprends pas, je ne comprends pas, dit-il.
— Qu'est-ce que tu ne comprends pas ? — répondit Oblonsky en souriant aussi et en cherchant une cigarette ; il s'attendait à une sortie quelconque de Levine.
— Je ne comprends pas ce que vous faites, dit Levine en haussant les épaules. Comment peux-tu faire tout cela sérieusement ?
— Pourquoi ?
— Mais parce que cela ne signifie rien.
— Tu crois cela ? Nous sommes surchargés de besogne, au contraire.
— De griffonnages ! Eh bien oui, tu as un don spécial pour ces choses-là, ajouta Levine.
— Tu veux dire qu'il y a quelque chose qui me manque ?
— Peut-être bien ! Cependant je ne puis m'empêcher d'admirer ton grand air et de me glorifier d'avoir pour ami un homme si important. En attendant, tu n'as pas répondu à ma question, ajouta-t-il en faisant un effort désespéré pour regarder Oblonsky en face.
— Allons, allons, tu y viendras aussi. C'est bon tant que tu as trois mille dissiatines dans le district de Karasinsk, des muscles comme les tiens et la fraîcheur d'une petite fille de douze ans : mais tu y viendras tout de même. Quant à ce que tu me demandes, il n'y a pas de changements, mais je regrette que tu sois resté si longtemps sans venir.
— Pourquoi ?
demanda Levine.
— Parce que… répondit Oblonsky, mais nous en causerons plus tard. Qu'est-ce qui t'amène ?
— Nous parlerons de cela aussi plus tard, dit Levine en rougissant encore jusqu'aux oreilles.
— C'est bien, je comprends, fit Stépane Arcadiévitch. Vois-tu, je t'aurais bien prié de venir dîner chez moi, mais ma femme est souffrante ; si tu veux les voir, tu les trouveras au Jardin zoologique, de quatre à cinq ; Kitty patine. Vas-y, je te rejoindrai et nous irons dîner quelque part ensemble.
— Parfaitement ; alors, au revoir.
— Fais attention, n'oublie pas ! je te connais, tu es capable de repartir subitement pour la campagne ! s'écria en riant Stépane Arcadiévitch.
— Non, bien sûr, je viendrai. Levine sortit du cabinet et se souvint seulement de l'autre côté de la porte qu'il avait oublié de saluer les collègues d'Oblonsky.
« Ce doit être un personnage énergique, dit Grinewitch quand Levine fut sorti.
— Oui, mon petit frère, dit Stépane Arcadiévitch en hochant la tête, c'est un gaillard qui a de la chance ! trois mille dissiatines dans le district de Karasinsk ! il a l'avenir pour lui, et quelle jeunesse ! Ce n'est pas comme nous autres !
— Vous n'avez guère à vous plaindre pour votre part, Stépane Arcadiévitch.
— Si, tout va mal, » répondit Stépane Arcadiévitch en soupirant profondément.