×

我們使用cookies幫助改善LingQ。通過流覽本網站,表示你同意我們的 cookie 政策.


image

Autour de la lune, Chapitre 2

Chapitre 2

Que s'était-il passé ? Quel effet avait produit cette effroyable secousse ? L'ingéniosité des constructeurs du projectile avait-elle obtenu un résultat heureux ? Le choc s'était-il amorti, grâce aux ressorts, aux quatre tampons, aux coussins d'eau, aux cloisons brisantes ? Avait-on dompté l'effrayante poussée de cette vitesse initiale de onze mille mètres qui eût suffi à traverser Paris ou New York en une seconde ? C'est évidemment la question que se posaient les mille témoins de cette scène émouvante. Ils oubliaient le but du voyage pour ne songer qu'aux voyageurs ! Et si quelqu'un d'entre eux – J.-T. Maston, par exemple –, eût pu jeter un regard à l'intérieur du projectile, qu'aurait-il vu ? Rien alors. L'obscurité était profonde dans le boulet. Mais ses parois cylindro-coniques avaient supérieurement résisté. Pas une déchirure, pas une flexion, pas une déformation. L'admirable projectile ne s'était même pas altéré sous l'intense déflagration des poudres, ni liquéfié, comme on paraissait le craindre, en une pluie d'aluminium. À l'intérieur, peu de désordre, en somme. Quelques objets avaient été lancés violemment vers la voûte ; mais les plus importants ne semblaient pas avoir souffert du choc. Leurs saisines étaient intactes. Sur le disque mobile, rabaissé jusqu'au culot, après le bris des cloisons et l'échappement de l'eau, trois corps gisaient sans mouvement. Barbicane, Nicholl, Michel Ardan respiraient-ils encore ? Ce projectile n'était-il plus qu'un cercueil de métal, emportant trois cadavres dans l'espace ?... Quelques minutes après le départ du boulet, un de ces corps fit un mouvement ; ses bras s'agitèrent, sa tête se redressa, et il parvint à se mettre sur les genoux. C'était Michel Ardan. Il se palpa, poussa un « hem » sonore, puis il dit : « Michel Ardan, complet. Voyons les autres ! » Le courageux Français voulut se lever ; mais il ne put se tenir debout. Sa tête vacillait, son sang violemment injecté, l'aveuglait, il était comme un homme ivre. « Brr ! fit-il. Cela me produit le même effet que deux bouteilles de Corton. Seulement, c'est peut-être moins agréable à avaler ! » Puis, passant plusieurs fois sa main sur son front et se frottant les tempes, il cria d'une voix ferme : « Nicholl ! Barbicane ! » Il attendit anxieusement. Nulle réponse. Pas même un soupir qui indiquât que le cœur de ses compagnons battait encore. Il réitéra son appel. Même silence. « Diable ! dit-il. Ils ont l'air d'être tombés d'un cinquième étage sur la tête ! Bah ! ajouta-t-il avec cette imperturbable confiance que rien ne pouvait enrayer, si un Français a pu se mettre sur les genoux, deux Américains ne seront pas gênés de se remettre sur les pieds. Mais, avant tout éclairons la situation. » Ardan sentait la vie lui revenir à flots. Son sang se calmait et reprenait sa circulation accoutumée. De nouveaux efforts le remirent en équilibre. Il parvint à se lever, tira de sa poche une allumette et l'enflamma sous le frottement du phosphore. Puis, l'approchant du bec, il l'alluma. Le récipient n'avait aucunement souffert. Le gaz ne s'était pas échappé. D'ailleurs, son odeur l'eût trahi, et en ce cas, Michel Ardan n'aurait pas impunément promené une allumette enflammée dans ce milieu rempli d'hydrogène. Le gaz, combiné avec l'air, eût produit un mélange détonant et l'explosion aurait achevé ce que la secousse avait commencé peut-être. Dès que le bec fut allumé, Ardan se pencha sur les corps de ses compagnons. Ces corps étaient renversés l'un sur l'autre, comme des masses inertes. Nicholl dessus, Barbicane dessous. Ardan redressa le capitaine, l'accota contre un divan, et le frictionna vigoureusement. Ce massage, intelligemment pratiqué, ranima Nicholl, qui ouvrit les yeux, recouvra instantanément son sang-froid, saisit la main d'Ardan. Puis, regardant autour de lui : « Et Barbicane ? demanda-t-il. – Chacun son tour, répondit tranquillement Michel Ardan. J'ai commencé par toi, Nicholl, parce que tu étais dessus. Passons maintenant à Barbicane. » Cela dit, Ardan et Nicholl soulevèrent le président du Gun-Club et le déposèrent sur le divan. Barbicane semblait avoir plus souffert que ses compagnons. Son sang avait coulé, mais Nicholl se rassura en constatant que cette hémorragie ne provenait que d'une légère blessure à l'épaule. Une simple écorchure qu'il comprima soigneusement. Néanmoins, Barbicane fut quelque temps à revenir à lui, ce dont s'effrayèrent ses deux amis qui ne lui épargnaient pas les frictions. « Il respire cependant, disait Nicholl, approchant son oreille de la poitrine du blessé. – Oui, répondait Ardan, il respire comme un homme qui a quelque habitude de cette opération quotidienne. Massons, Nicholl, massons avec vigueur. » Et les deux praticiens improvisés firent tant et si bien, que Barbicane recouvra l'usage de ses sens. Il ouvrit les yeux, se redressa, prit la main de ses deux amis, et, pour sa première parole : « Nicholl, demanda-t-il, marchons-nous ? » Nicholl et Barbicane se regardèrent. Ils ne s'étaient pas encore inquiétés du projectile. Leur première préoccupation avait été pour les voyageurs, non pour le wagon. « Au fait marchons-nous ? répéta Michel Ardan. – Ou bien reposons-nous tranquillement sur le sol de la Floride ? demanda Nicholl. – Ou au fond du golfe du Mexique ? ajouta Michel Ardan. – Par exemple ! » s'écria le président Barbicane. Et cette double hypothèse suggérée par ses compagnons eut pour effet immédiat de le rappeler immédiatement au sentiment. Quoi qu'il en soit, on ne pouvait encore se prononcer sur la situation du boulet. Son immobilité apparente, le défaut de communication avec l'extérieur, ne permettaient pas de résoudre la question. Peut-être le projectile déroulait-il sa trajectoire à travers l'espace ; peutêtre, après un court enlèvement, était-il retombé sur terre, ou même dans le golfe du Mexique, chute que le peu de largeur de la presqu'île floridienne rendait possible. Le cas était grave, le problème intéressant. Il fallait le résoudre au plus tôt. Barbicane, surexcité et triomphant par son énergie morale de sa faiblesse physique, se releva. Il écouta. À l'extérieur, silence profond. Mais l'épais capitonnage était suffisant pour intercepter tous les bruits de la Terre. Cependant, une circonstance frappa Barbicane. La température à l'intérieur du projectile était singulièrement élevée. Le président retira un thermomètre de

l'enveloppe qui le protégeait, et il le consulta. L'instrument marquait quarante-cinq degrés centigrades. « Oui ! s'écria-t-il alors, oui ! nous marchons ! Cette étouffante chaleur transsude à travers les parois du projectile ! Elle est produite par son frottement sur les couches atmosphériques. Elle va bientôt diminuer, parce que déjà nous flottons dans le vide, et après avoir failli étouffer, nous subirons des froids intenses. – Quoi, demanda Michel Ardan, suivant toi, Barbicane, nous serions dès à présent hors des limites de l'atmosphère terrestre ? – Sans aucun doute, Michel. Écoute-moi. Il est dix heures cinquante-cinq minutes. Nous sommes partis depuis huit minutes environ. Or, si notre vitesse initiale n'eût pas été diminuée par le frottement, six secondes nous auraient suffi pour franchir les seize lieues d'atmosphère qui entourent le sphéroïde. – Parfaitement, répondit Nicholl, mais dans quelle proportion estimez-vous la diminution de cette vitesse par le frottement ?

– Dans la proportion d'un tiers, Nicholl, répondit Barbicane. Cette diminution est considérable, mais, d'après mes calculs, elle est telle. Si donc nous avons eu une vitesse initiale de onze mille mètres, au sortir de l'atmosphère cette vitesse sera réduite à sept mille trois cent trente-deux mètres. Quoi qu'il en soit, nous avons déjà franchi cet intervalle, et... – Et alors, dit Michel Ardan, l'ami Nicholl a perdu ses deux paris : quatre mille dollars, puisque la Columbiad n'a pas éclaté ; cinq mille dollars, puisque le projectile s'est élevé à une hauteur supérieure à six milles. Donc, Nicholl, exécute-toi. – Constatons d'abord, répondit le capitaine, et nous paierons ensuite. Il est très possible que les raisonnements de Barbicane soient exacts et que j'aie perdu mes neuf mille dollars. Mais une nouvelle hypothèse se présente à mon esprit, et elle annulerait la gageure. – Laquelle ? demanda vivement Barbicane. – L'hypothèse que, pour une raison ou une autre, le feu n'ayant pas été mis aux poudres, nous ne soyons pas partis. – Pardieu, capitaine, s'écria Michel Ardan, voilà une hypothèse digne de mon cerveau ! Elle n'est pas sérieuse ! Est-ce que nous n'avons pas été à demi assommés par la secousse ? Est-ce que je ne t'ai pas rappelé à la vie ? Est-ce que l'épaule du président ne saigne pas encore du contrecoup qui l'a frappée ? – D'accord, Michel, répéta Nicholl, mais une seule question. – Fais, mon capitaine. – As-tu entendu la détonation qui certainement a dû être formidable ? – Non, répondit Ardan, très surpris, en effet, je n'ai pas entendu la détonation. – Et vous, Barbicane ? – Ni moi non plus. – Eh bien ? fit Nicholl.

– Au fait ! murmura le président, pourquoi n'avons-nous pas entendu la détonation ? » Les trois amis se regardèrent d'un air assez décontenancé. Il se présentait là un phénomène inexplicable. Le projectile était parti cependant, et, conséquemment, la détonation avait dû se produire. « Sachons d'abord où nous en sommes, dit Barbicane, et rabattons les panneaux. » Cette opération extrêmement simple, fut aussitôt pratiquée. Les écrous qui maintenaient les boulons sur les plaques extérieures du hublot de droite, cédèrent sous la pression d'une clef anglaise. Ces boulons furent chassés au-dehors, et des obturateurs garnis de caoutchouc bouchèrent le trou qui leur donnait passage. Aussitôt la plaque extérieure se rabattit sur sa charnière comme un sabord, et le verre lenticulaire qui fermait le hublot apparut. Un hublot identique s'évidait dans l'épaisseur des parois sur l'autre face du projectile, un autre dans le dôme qui le terminait, un quatrième enfin au milieu du culot inférieur. On pouvait donc observer, dans quatre directions opposées, le firmament par les vitres latérales et plus directement, la Terre ou la Lune par les ouvertures supérieures et inférieures du

boulet. Barbicane et ses deux compagnons s'étaient aussitôt précipités à la vitre découverte. Nul rayon lumineux ne l'animait. Une profonde obscurité enveloppait le projectile. Ce qui n'empêcha pas le président Barbicane de s'écrier : « Non, mes amis, nous ne sommes pas retombés sur terre ! Non, nous ne sommes pas immergés au fond du golfe du Mexique ! Oui ! nous montons dans l'espace ! Voyez ces étoiles qui brillent dans la nuit, et cette impénétrable obscurité qui s'amasse entre la Terre et nous ! « Hurrah ! Hurrah ! » s'écrièrent d'une commune voix Michel Ardan et Nicholl. En effet, ces ténèbres compactes prouvaient que le projectile avait quitté la Terre, car le sol, vivement éclairé alors par la clarté lunaire, eût apparu aux yeux des voyageurs, s'ils eussent reposé à sa surface. Cette obscurité démontrait aussi que le projectile avait dépassé la couche atmosphérique, car la lumière diffuse, répandue dans l'air, eût reporté sur les parois métalliques un reflet qui manquait aussi. Cette lumière aurait éclairé la vitre du hublot, et cette vitre était obscure. Le doute n'était plus permis. Les voyageurs avaient quitté la Terre. « J'ai perdu, dit Nicholl. – Et je t'en félicite ! répondit Ardan. – Voici neuf mille dollars, dit le capitaine en tirant de sa poche une liasse de dollars papier. – Voulez-vous un reçu ? demanda Barbicane en prenant la somme. – Si cela ne vous désoblige pas, répondit Nicholl. C'est plus régulier. » Et, sérieusement, flegmatiquement, comme s'il eût été à sa caisse, le président Barbicane tira son carnet, en détacha une page blanche, libella au crayon un reçu en règle, le data, le signa, le parapha, et le remit au capitaine qui l'enferma soigneusement dans son portefeuille. Michel Ardan, ôtant sa casquette, s'inclina sans rien dire devant ses deux compagnons. Tant de formalisme en de pareilles circonstances lui coupait la parole. Il n'avait jamais rien vu de si « américain ». Barbicane et Nicholl, leur opération terminée, s'étaient replacés à la vitre et regardaient les constellations. Les étoiles se détachaient en points vifs sur le fond noir du ciel. Mais, de ce côté, on ne pouvait apercevoir l'astre des nuits, qui, marchant de l'est à l'ouest, s'élevait peu à peu vers le zénith. Aussi son absence provoqua-telle une réflexion d'Ardan. « Et la Lune ? disait-il. Est-ce que, par hasard, elle manquerait à notre rendez-vous ? – Rassure-toi, répondit Barbicane. Notre future sphéroïde est à son poste, mais nous ne pouvons l'apercevoir de ce côté. Ouvrons l'autre hublot latéral. » Au moment où Barbicane allait abandonner la vitre pour procéder au dégagement du hublot opposé, son attention fut attirée par l'approche d'un objet brillant. C'était un disque énorme, dont les colossales dimensions ne pouvaient être appréciées. Sa face tournée vers la Terre s'éclairait vivement. On eût dit une petite Lune qui réfléchissait la lumière de la grande. Elle s'avançait avec une prodigieuse vitesse et paraissait décrire autour de la Terre une orbite qui coupait la trajectoire du projectile. Le mouvement de translation de ce mobile se complétait d'un mouvement de rotation sur luimême. Il se comportait donc comme tous les corps célestes abandonnés dans l'espace. « Eh ! s'écria Michel Ardan, qu'est cela ? Un autre projectile ? » Barbicane ne répondit pas. L'apparition de ce corps énorme le surprenait et l'inquiétait. Une rencontre était possible, qui aurait eu des résultats déplorables, soit que le projectile fût dévié de sa route, soit qu'un choc, brisant son élan, le précipitât vers la Terre, soit enfin qu'il se vît irrésistiblement entraîné par la puissance attractive de cet astéroïde. Le président Barbicane avait rapidement saisi les conséquences de ces trois hypothèses qui, d'une façon ou d'une autre, amenaient fatalement l'insuccès de sa tentative. Ses compagnons, muets, regardaient à travers l'espace. L'objet grossissait prodigieusement en s'approchant, et par une certaine illusion d'optique, il semblait que le projectile se précipitât au-devant de lui. « Mille dieux ! s'écria Michel Ardan, les deux trains vont se rencontrer ! » Instinctivement, les voyageurs s'étaient rejetés en arrière. Leur épouvante fut extrême, mais elle ne dura pas longtemps, quelques secondes à peine. L'astéroïde passa à plusieurs centaines de mètres du projectile et disparut, non pas tant par la rapidité de sa course, que parce que sa face opposée à la Lune se confondit subitement avec l'obscurité absolue de l'espace. « Bon voyage ! s'écria Michel Ardan en poussant un soupir de satisfaction. Comment ! l'infini n'est pas assez grand pour qu'un pauvre petit boulet puisse s'y promener sans crainte ! Ah çà ! qu'est-ce que ce globe prétentieux qui a failli nous heurter ? – Je le sais, répondit Barbicane. – Parbleu ! tu sais tout. – C'est, dit Barbicane, un simple bolide, mais un bolide énorme que l'attraction a retenu à l'état de satellite. – Est-il possible ! s'écria Michel Ardan. La terre a donc deux Lunes comme Neptune ? – Oui, mon ami, deux Lunes, bien qu'elle passe généralement pour n'en posséder qu'une. Mais cette seconde Lune est si petite et sa vitesse est si grande, que les habitants de la Terre ne peuvent l'apercevoir. C'est en tenant compte de certaines perturbations qu'un astronome français, M. Petit, a su déterminer l'existence de ce second satellite et en calculer les éléments. D'après ses observations, ce bolide accomplirait sa révolution autour de la Terre en trois heures vingt minutes seulement, ce qui implique une vitesse prodigieuse. – Tous les astronomes, demanda Nicholl, admettent-ils l'existence de ce satellite ? – Non, répondit Barbicane ; mais si, comme nous, ils s'étaient rencontrés avec lui, ils ne pourraient plus douter. Au fait, j'y pense, ce bolide qui nous eût fort embarrassés en heurtant le projectile permet de préciser notre situation dans l'espace. – Comment ? dit Ardan. – Parce que sa distance est connue et, au point où nous l'avons rencontré, nous étions exactement à huit mille cent quarante kilomètres de la surface du globe terrestre. – Plus de deux mille lieues ! s'écria Michel Ardan. Voilà qui enfonce les trains express de ce globe piteux qu'on appelle la Terre ! – Je le crois bien, répondit Nicholl en consultant son chronomètre, il est onze heures, et nous n'avons quitté le continent américain que depuis treize minutes. – Treize minutes seulement ? dit Barbicane. – Oui, répondit Nicholl, et si notre vitesse initiale de onze kilomètres était constante, nous ferions près de dix mille lieues à l'heure ! – Tout cela est fort bien, mes amis, dit le président, mais reste toujours cette insoluble question. Pourquoi n'avons-nous pas entendu la détonation de la Columbiad ? » Faute de réponse, la conversation s'arrêta, et Barbicane, tout en réfléchissant, s'occupa de rabaisser le mantelet du second hublot latéral. Son opération réussit, et, par la vitre dégagée, la Lune emplit l'intérieur du projectile d'une brillante lumière. Nicholl, en homme économe, éteignit le gaz qui devenait inutile, et dont l'éclat, d'ailleurs, nuisait à l'observation des espaces interplanétaires. Le disque lunaire brillait alors avec une incomparable pureté. Ses rayons, que ne tamisait plus la vaporeuse atmosphère du globe terrestre, filtraient à travers la vitre et saturaient l'air intérieur du projectile de reflets argentins. Le noir rideau du firmament doublait véritablement l'éclat de la Lune, qui, dans ce vide de l'éther impropre à la diffusion, n'éclipsait pas les étoiles voisines. Le ciel, ainsi vu, présentait un aspect tout nouveau que l'œil humain ne pouvait soupçonner. On conçoit l'intérêt avec lequel ces audacieux contemplaient l'astre des nuits, but suprême de leur voyage. Le satellite de la Terre dans son mouvement de translation se rapprochait insensiblement du zénith, point mathématique qu'il devait atteindre environ quatre-vingt-seize heures plus tard. Ses montagnes, ses plaines, tout son relief ne s'accusaient pas plus nettement à leurs yeux que s'ils les eussent considérés d'un point quelconque de la Terre ; mais sa lumière, à travers le vide, se développait avec une incomparable intensité. Le disque resplendissait comme un miroir de platine. De la terre qui fuyait sous leurs pieds, les voyageurs avaient déjà oublié tout souvenir. Ce fut le capitaine Nicholl qui, le premier, rappela l'attention sur le globe disparu. « Oui ! répondit Michel Ardan, ne soyons pas ingrats envers lui. Puisque nous quittons notre pays, que nos derniers regards lui appartiennent. Je veux revoir la Terre avant qu'elle s'éclipse complètement à mes yeux ! » Barbicane, pour satisfaire aux désirs de son compagnon, s'occupa de déblayer la fenêtre du fond du projectile, celle qui devait permettre d'observer directement la Terre. Le disque que la force de projection avait ramené jusqu'au culot fut démonté non sans peine. Ses morceaux placés avec soin contre les parois, pouvaient encore servir, le cas échéant. Alors apparut une baie circulaire, large de cinquante centimètres, évidée dans la partie inférieure du boulet. Un verre, épais de quinze centimètres et renforcé d'une armature de cuivre, la fermait. Au-dessous s'appliquait une plaque d'aluminium retenue par des boulons. Les écrous dévissés, les boulons largués, la plaque se rabattit, et la communication visuelle fut établie entre l'intérieur et l'extérieur. Michel Ardan s'était agenouillé sur la vitre. Elle était sombre, comme opaque. « Eh bien, s'écria-t-il, et la Terre ? – La Terre, dit Barbicane, la voilà. – Quoi ! fit Ardan, ce mince filet, ce croissant argenté ? – Sans doute, Michel. Dans quatre jours, lorsque la Lune sera pleine, au moment même où nous l'atteindrons, la Terre sera nouvelle. Elle ne nous apparaîtra plus que sous la forme d'un croissant délié qui ne tardera pas à disparaître, et alors elle sera noyée pour quelques jours dans une ombre impénétrable. – Ça ! la Terre ! » répétait Michel Ardan, regardant de tous ses yeux cette mince tranche de sa planète natale. L'explication donnée par le président Barbicane était juste. La Terre, par rapport au projectile, entrait dans sa dernière phase. Elle était dans son octant et montrait un croissant finement tracé sur le fond noir du ciel. Sa lumière, rendue bleuâtre par l'épaisseur de la couche atmosphérique, offrait moins d'intensité que celle du croissant lunaire. Ce croissant se présentait sous des dimensions considérables. On eût dit un arc énorme tendu sur le firmament. Quelques points, vivement éclairés, surtout dans sa partie concave, annonçaient la présence de hautes montagnes ; mais ils disparaissaient parfois sous d'épaisses taches qui ne se voient jamais à la surface du disque lunaire. C'étaient des anneaux de nuage disposés concentriquement autour du sphéroïde terrestre. Cependant, par suite d'un phénomène naturel, identique à celui qui se produit sur la Lune lorsqu'elle est dans ses octants, on pouvait saisir le contour entier du globe terrestre. Son disque entier apparaissait assez visiblement par un effet de lumière cendrée, moins appréciable que la lumière cendrée de la Lune. Et la raison de cette intensité moindre est facile à comprendre. Lorsque ce reflet se produit sur la Lune, il est dû aux rayons solaires que la Terre réfléchit vers son satellite. Ici, par un effet inverse, il était dû aux rayons solaires réfléchis de la Lune vers la Terre. Or, la lumière terrestre est environ treize fois plus intense que la lumière lunaire, ce qui tient à la différence de volume des deux corps. De là, cette conséquence que, dans le phénomène de la lumière cendrée, la partie obscure du disque de la Terre se dessine moins nettement que celle du disque de la Lune, puisque l'intensité du phénomène est proportionnelle au pouvoir éclairant des deux astres. Il faut ajouter aussi que le croissant terrestre semblait former une courbe plus allongée que celle du disque. Pur effet d'irradiation. Tandis que les voyageurs cherchaient à percer les profondes ténèbres de l'espace, un bouquet étincelant d'étoiles filantes s'épanouit à leurs yeux. Des centaines de bolides, enflammés au contact de l'atmosphère, rayaient l'ombre de traînées lumineuses et zébraient de leurs feux la partie cendrée du disque. À cette époque, la Terre était dans son périhélie, et le mois de décembre est si propice à l'apparition de ces étoiles filantes, que des astronomes en ont compté jusqu'à vingtquatre mille par heure. Mais Michel Ardan, dédaignant les raisonnements scientifiques, aima mieux croire que la Terre saluait de ses plus brillants feux d'artifice le départ de trois de ses enfants. En somme, c'était tout ce qu'ils voyaient de ce sphéroïde perdu dans l'ombre, astre inférieur du monde solaire, qui, pour les grandes planètes, se couche ou se lève comme une simple étoile du matin ou du soir ! Imperceptible point de l'espace, ce n'était plus qu'un croissant fugitif, ce globe où ils avaient laissé toutes leurs affections ! Longtemps, les trois amis, sans parler, mais unis de cœur, regardèrent, tandis que le projectile s'éloignait avec une vitesse uniformément décroissante. Puis, une somnolence irrésistible envahit leur cerveau. Était-ce fatigue de corps et fatigue d'esprit ? Sans doute, car après la surexcitation de ces dernières heures passées sur la Terre, la réaction devait inévitablement se produire. « Eh bien, dit Michel, puisqu'il faut dormir, dormons. » Et, s'étendant sur leurs couchettes, tous trois furent bientôt ensevelis dans un profond sommeil. Mais ils ne s'étaient pas assoupis depuis un quart d'heure, que Barbicane se relevait subitement et réveillant ses compagnons d'une voix formidable : « J'ai trouvé ! s'écria-t-il ! – Qu'as-tu trouvé ? demanda Michel Ardan sautant hors de sa couchette. – La raison pour laquelle nous n'avons pas entendu la détonation de la Columbiad ! – Et c'est ?... fit Nicholl.

– Parce que notre projectile allait plus vite que le son !

Chapitre 2 Kapitel 2 Chapter 2 Capítulo 2

Que s'était-il passé ? Quel effet avait produit cette effroyable secousse ? L'ingéniosité des constructeurs du projectile avait-elle obtenu un résultat heureux ? Le choc s'était-il amorti, grâce aux ressorts, aux quatre tampons, aux coussins d'eau, aux cloisons brisantes ? Avait-on dompté l'effrayante poussée de cette vitesse initiale de onze mille mètres qui eût suffi à traverser Paris ou New York en une seconde ? C'est évidemment la question que se posaient les mille témoins de cette scène émouvante. Ils oubliaient le but du voyage pour ne songer qu'aux voyageurs ! Et si quelqu'un d'entre eux – J.-T. Maston, par exemple –, eût pu jeter un regard à l'intérieur du projectile, qu'aurait-il vu ? Rien alors. L'obscurité était profonde dans le boulet. Mais ses parois cylindro-coniques avaient supérieurement résisté. Pas une déchirure, pas une flexion, pas une déformation. L'admirable projectile ne s'était même pas altéré sous l'intense déflagration des poudres, ni liquéfié, comme on paraissait le craindre, en une pluie d'aluminium. À l'intérieur, peu de désordre, en somme. Quelques objets avaient été lancés violemment vers la voûte ; mais les plus importants ne semblaient pas avoir souffert du choc. Leurs saisines étaient intactes. Sur le disque mobile, rabaissé jusqu'au culot, après le bris des cloisons et l'échappement de l'eau, trois corps gisaient sans mouvement. Barbicane, Nicholl, Michel Ardan respiraient-ils encore ? Ce projectile n'était-il plus qu'un cercueil de métal, emportant trois cadavres dans l'espace ?... Quelques minutes après le départ du boulet, un de ces corps fit un mouvement ; ses bras s'agitèrent, sa tête se redressa, et il parvint à se mettre sur les genoux. C'était Michel Ardan. Il se palpa, poussa un « hem » sonore, puis il dit : « Michel Ardan, complet. Voyons les autres ! » Le courageux Français voulut se lever ; mais il ne put se tenir debout. Sa tête vacillait, son sang violemment injecté, l'aveuglait, il était comme un homme ivre. « Brr ! fit-il. Cela me produit le même effet que deux bouteilles de Corton. Seulement, c'est peut-être moins agréable à avaler ! » Puis, passant plusieurs fois sa main sur son front et se frottant les tempes, il cria d'une voix ferme : « Nicholl ! Barbicane ! » Il attendit anxieusement. Nulle réponse. Pas même un soupir qui indiquât que le cœur de ses compagnons battait encore. Il réitéra son appel. Même silence. « Diable ! dit-il. Ils ont l'air d'être tombés d'un cinquième étage sur la tête ! Bah ! ajouta-t-il avec cette imperturbable confiance que rien ne pouvait enrayer, si un Français a pu se mettre sur les genoux, deux Américains ne seront pas gênés de se remettre sur les pieds. Mais, avant tout éclairons la situation. » Ardan sentait la vie lui revenir à flots. Son sang se calmait et reprenait sa circulation accoutumée. De nouveaux efforts le remirent en équilibre. Il parvint à se lever, tira de sa poche une allumette et l'enflamma sous le frottement du phosphore. Puis, l'approchant du bec, il l'alluma. Le récipient n'avait aucunement souffert. Le gaz ne s'était pas échappé. D'ailleurs, son odeur l'eût trahi, et en ce cas, Michel Ardan n'aurait pas impunément promené une allumette enflammée dans ce milieu rempli d'hydrogène. Le gaz, combiné avec l'air, eût produit un mélange détonant et l'explosion aurait achevé ce que la secousse avait commencé peut-être. Dès que le bec fut allumé, Ardan se pencha sur les corps de ses compagnons. Ces corps étaient renversés l'un sur l'autre, comme des masses inertes. Nicholl dessus, Barbicane dessous. Ardan redressa le capitaine, l'accota contre un divan, et le frictionna vigoureusement. Ce massage, intelligemment pratiqué, ranima Nicholl, qui ouvrit les yeux, recouvra instantanément son sang-froid, saisit la main d'Ardan. Puis, regardant autour de lui : « Et Barbicane ? demanda-t-il. – Chacun son tour, répondit tranquillement Michel Ardan. J'ai commencé par toi, Nicholl, parce que tu étais dessus. Passons maintenant à Barbicane. » Cela dit, Ardan et Nicholl soulevèrent le président du Gun-Club et le déposèrent sur le divan. Barbicane semblait avoir plus souffert que ses compagnons. Son sang avait coulé, mais Nicholl se rassura en constatant que cette hémorragie ne provenait que d'une légère blessure à l'épaule. Une simple écorchure qu'il comprima soigneusement. Néanmoins, Barbicane fut quelque temps à revenir à lui, ce dont s'effrayèrent ses deux amis qui ne lui épargnaient pas les frictions. « Il respire cependant, disait Nicholl, approchant son oreille de la poitrine du blessé. – Oui, répondait Ardan, il respire comme un homme qui a quelque habitude de cette opération quotidienne. Massons, Nicholl, massons avec vigueur. » Et les deux praticiens improvisés firent tant et si bien, que Barbicane recouvra l'usage de ses sens. Il ouvrit les yeux, se redressa, prit la main de ses deux amis, et, pour sa première parole : « Nicholl, demanda-t-il, marchons-nous ? » Nicholl et Barbicane se regardèrent. Ils ne s'étaient pas encore inquiétés du projectile. Leur première préoccupation avait été pour les voyageurs, non pour le wagon. « Au fait marchons-nous ? répéta Michel Ardan. – Ou bien reposons-nous tranquillement sur le sol de la Floride ? demanda Nicholl. – Ou au fond du golfe du Mexique ? ajouta Michel Ardan. – Par exemple ! » s'écria le président Barbicane. Et cette double hypothèse suggérée par ses compagnons eut pour effet immédiat de le rappeler immédiatement au sentiment. Quoi qu'il en soit, on ne pouvait encore se prononcer sur la situation du boulet. Son immobilité apparente, le défaut de communication avec l'extérieur, ne permettaient pas de résoudre la question. Peut-être le projectile déroulait-il sa trajectoire à travers l'espace ; peutêtre, après un court enlèvement, était-il retombé sur terre, ou même dans le golfe du Mexique, chute que le peu de largeur de la presqu'île floridienne rendait possible. Le cas était grave, le problème intéressant. Il fallait le résoudre au plus tôt. Barbicane, surexcité et triomphant par son énergie morale de sa faiblesse physique, se releva. Il écouta. À l'extérieur, silence profond. Mais l'épais capitonnage était suffisant pour intercepter tous les bruits de la Terre. Cependant, une circonstance frappa Barbicane. La température à l'intérieur du projectile était singulièrement élevée. Le président retira un thermomètre de

l'enveloppe qui le protégeait, et il le consulta. L'instrument marquait quarante-cinq degrés centigrades. « Oui ! s'écria-t-il alors, oui ! nous marchons ! Cette étouffante chaleur transsude à travers les parois du projectile ! Elle est produite par son frottement sur les couches atmosphériques. Elle va bientôt diminuer, parce que déjà nous flottons dans le vide, et après avoir failli étouffer, nous subirons des froids intenses. – Quoi, demanda Michel Ardan, suivant toi, Barbicane, nous serions dès à présent hors des limites de l'atmosphère terrestre ? – Sans aucun doute, Michel. Écoute-moi. Il est dix heures cinquante-cinq minutes. Nous sommes partis depuis huit minutes environ. Or, si notre vitesse initiale n'eût pas été diminuée par le frottement, six secondes nous auraient suffi pour franchir les seize lieues d'atmosphère qui entourent le sphéroïde. – Parfaitement, répondit Nicholl, mais dans quelle proportion estimez-vous la diminution de cette vitesse par le frottement ?

– Dans la proportion d'un tiers, Nicholl, répondit Barbicane. Cette diminution est considérable, mais, d'après mes calculs, elle est telle. Si donc nous avons eu une vitesse initiale de onze mille mètres, au sortir de l'atmosphère cette vitesse sera réduite à sept mille trois cent trente-deux mètres. Quoi qu'il en soit, nous avons déjà franchi cet intervalle, et... – Et alors, dit Michel Ardan, l'ami Nicholl a perdu ses deux paris : quatre mille dollars, puisque la Columbiad n'a pas éclaté ; cinq mille dollars, puisque le projectile s'est élevé à une hauteur supérieure à six milles. Donc, Nicholl, exécute-toi. – Constatons d'abord, répondit le capitaine, et nous paierons ensuite. Il est très possible que les raisonnements de Barbicane soient exacts et que j'aie perdu mes neuf mille dollars. Mais une nouvelle hypothèse se présente à mon esprit, et elle annulerait la gageure. – Laquelle ? demanda vivement Barbicane. – L'hypothèse que, pour une raison ou une autre, le feu n'ayant pas été mis aux poudres, nous ne soyons pas partis. – Pardieu, capitaine, s'écria Michel Ardan, voilà une hypothèse digne de mon cerveau ! Elle n'est pas sérieuse ! Est-ce que nous n'avons pas été à demi assommés par la secousse ? Est-ce que je ne t'ai pas rappelé à la vie ? Est-ce que l'épaule du président ne saigne pas encore du contrecoup qui l'a frappée ? – D'accord, Michel, répéta Nicholl, mais une seule question. – Fais, mon capitaine. – As-tu entendu la détonation qui certainement a dû être formidable ? – Non, répondit Ardan, très surpris, en effet, je n'ai pas entendu la détonation. – Et vous, Barbicane ? – Ni moi non plus. – Eh bien ? fit Nicholl.

– Au fait ! murmura le président, pourquoi n'avons-nous pas entendu la détonation ? » Les trois amis se regardèrent d'un air assez décontenancé. Il se présentait là un phénomène inexplicable. Le projectile était parti cependant, et, conséquemment, la détonation avait dû se produire. « Sachons d'abord où nous en sommes, dit Barbicane, et rabattons les panneaux. » Cette opération extrêmement simple, fut aussitôt pratiquée. Les écrous qui maintenaient les boulons sur les plaques extérieures du hublot de droite, cédèrent sous la pression d'une clef anglaise. Ces boulons furent chassés au-dehors, et des obturateurs garnis de caoutchouc bouchèrent le trou qui leur donnait passage. Aussitôt la plaque extérieure se rabattit sur sa charnière comme un sabord, et le verre lenticulaire qui fermait le hublot apparut. Un hublot identique s'évidait dans l'épaisseur des parois sur l'autre face du projectile, un autre dans le dôme qui le terminait, un quatrième enfin au milieu du culot inférieur. On pouvait donc observer, dans quatre directions opposées, le firmament par les vitres latérales et plus directement, la Terre ou la Lune par les ouvertures supérieures et inférieures du

boulet. Barbicane et ses deux compagnons s'étaient aussitôt précipités à la vitre découverte. Nul rayon lumineux ne l'animait. Une profonde obscurité enveloppait le projectile. Ce qui n'empêcha pas le président Barbicane de s'écrier : « Non, mes amis, nous ne sommes pas retombés sur terre ! Non, nous ne sommes pas immergés au fond du golfe du Mexique ! Oui ! nous montons dans l'espace ! Voyez ces étoiles qui brillent dans la nuit, et cette impénétrable obscurité qui s'amasse entre la Terre et nous ! « Hurrah ! Hurrah ! » s'écrièrent d'une commune voix Michel Ardan et Nicholl. En effet, ces ténèbres compactes prouvaient que le projectile avait quitté la Terre, car le sol, vivement éclairé alors par la clarté lunaire, eût apparu aux yeux des voyageurs, s'ils eussent reposé à sa surface. Cette obscurité démontrait aussi que le projectile avait dépassé la couche atmosphérique, car la lumière diffuse, répandue dans l'air, eût reporté sur les parois métalliques un reflet qui manquait aussi. Cette lumière aurait éclairé la vitre du hublot, et cette vitre était obscure. Le doute n'était plus permis. Les voyageurs avaient quitté la Terre. « J'ai perdu, dit Nicholl. – Et je t'en félicite ! répondit Ardan. – Voici neuf mille dollars, dit le capitaine en tirant de sa poche une liasse de dollars papier. – Voulez-vous un reçu ? demanda Barbicane en prenant la somme. – Si cela ne vous désoblige pas, répondit Nicholl. C'est plus régulier. » Et, sérieusement, flegmatiquement, comme s'il eût été à sa caisse, le président Barbicane tira son carnet, en détacha une page blanche, libella au crayon un reçu en règle, le data, le signa, le parapha, et le remit au capitaine qui l'enferma soigneusement dans son portefeuille. Michel Ardan, ôtant sa casquette, s'inclina sans rien dire devant ses deux compagnons. Tant de formalisme en de pareilles circonstances lui coupait la parole. Il n'avait jamais rien vu de si « américain ». Barbicane et Nicholl, leur opération terminée, s'étaient replacés à la vitre et regardaient les constellations. Les étoiles se détachaient en points vifs sur le fond noir du ciel. Mais, de ce côté, on ne pouvait apercevoir l'astre des nuits, qui, marchant de l'est à l'ouest, s'élevait peu à peu vers le zénith. Aussi son absence provoqua-telle une réflexion d'Ardan. « Et la Lune ? disait-il. Est-ce que, par hasard, elle manquerait à notre rendez-vous ? – Rassure-toi, répondit Barbicane. Notre future sphéroïde est à son poste, mais nous ne pouvons l'apercevoir de ce côté. Ouvrons l'autre hublot latéral. » Au moment où Barbicane allait abandonner la vitre pour procéder au dégagement du hublot opposé, son attention fut attirée par l'approche d'un objet brillant. C'était un disque énorme, dont les colossales dimensions ne pouvaient être appréciées. Sa face tournée vers la Terre s'éclairait vivement. On eût dit une petite Lune qui réfléchissait la lumière de la grande. Elle s'avançait avec une prodigieuse vitesse et paraissait décrire autour de la Terre une orbite qui coupait la trajectoire du projectile. Le mouvement de translation de ce mobile se complétait d'un mouvement de rotation sur luimême. Il se comportait donc comme tous les corps célestes abandonnés dans l'espace. « Eh ! s'écria Michel Ardan, qu'est cela ? Un autre projectile ? » Barbicane ne répondit pas. L'apparition de ce corps énorme le surprenait et l'inquiétait. Une rencontre était possible, qui aurait eu des résultats déplorables, soit que le projectile fût dévié de sa route, soit qu'un choc, brisant son élan, le précipitât vers la Terre, soit enfin qu'il se vît irrésistiblement entraîné par la puissance attractive de cet astéroïde. Le président Barbicane avait rapidement saisi les conséquences de ces trois hypothèses qui, d'une façon ou d'une autre, amenaient fatalement l'insuccès de sa tentative. Ses compagnons, muets, regardaient à travers l'espace. L'objet grossissait prodigieusement en s'approchant, et par une certaine illusion d'optique, il semblait que le projectile se précipitât au-devant de lui. « Mille dieux ! s'écria Michel Ardan, les deux trains vont se rencontrer ! » Instinctivement, les voyageurs s'étaient rejetés en arrière. Leur épouvante fut extrême, mais elle ne dura pas longtemps, quelques secondes à peine. L'astéroïde passa à plusieurs centaines de mètres du projectile et disparut, non pas tant par la rapidité de sa course, que parce que sa face opposée à la Lune se confondit subitement avec l'obscurité absolue de l'espace. « Bon voyage ! s'écria Michel Ardan en poussant un soupir de satisfaction. Comment ! l'infini n'est pas assez grand pour qu'un pauvre petit boulet puisse s'y promener sans crainte ! Ah çà ! qu'est-ce que ce globe prétentieux qui a failli nous heurter ? – Je le sais, répondit Barbicane. – Parbleu ! tu sais tout. – C'est, dit Barbicane, un simple bolide, mais un bolide énorme que l'attraction a retenu à l'état de satellite. – Est-il possible ! s'écria Michel Ardan. La terre a donc deux Lunes comme Neptune ? – Oui, mon ami, deux Lunes, bien qu'elle passe généralement pour n'en posséder qu'une. Mais cette seconde Lune est si petite et sa vitesse est si grande, que les habitants de la Terre ne peuvent l'apercevoir. C'est en tenant compte de certaines perturbations qu'un astronome français, M. Petit, a su déterminer l'existence de ce second satellite et en calculer les éléments. D'après ses observations, ce bolide accomplirait sa révolution autour de la Terre en trois heures vingt minutes seulement, ce qui implique une vitesse prodigieuse. – Tous les astronomes, demanda Nicholl, admettent-ils l'existence de ce satellite ? – Non, répondit Barbicane ; mais si, comme nous, ils s'étaient rencontrés avec lui, ils ne pourraient plus douter. Au fait, j'y pense, ce bolide qui nous eût fort embarrassés en heurtant le projectile permet de préciser notre situation dans l'espace. – Comment ? dit Ardan. – Parce que sa distance est connue et, au point où nous l'avons rencontré, nous étions exactement à huit mille cent quarante kilomètres de la surface du globe terrestre. – Plus de deux mille lieues ! s'écria Michel Ardan. Voilà qui enfonce les trains express de ce globe piteux qu'on appelle la Terre ! – Je le crois bien, répondit Nicholl en consultant son chronomètre, il est onze heures, et nous n'avons quitté le continent américain que depuis treize minutes. – Treize minutes seulement ? dit Barbicane. – Oui, répondit Nicholl, et si notre vitesse initiale de onze kilomètres était constante, nous ferions près de dix mille lieues à l'heure ! – Tout cela est fort bien, mes amis, dit le président, mais reste toujours cette insoluble question. Pourquoi n'avons-nous pas entendu la détonation de la Columbiad ? » Faute de réponse, la conversation s'arrêta, et Barbicane, tout en réfléchissant, s'occupa de rabaisser le mantelet du second hublot latéral. Son opération réussit, et, par la vitre dégagée, la Lune emplit l'intérieur du projectile d'une brillante lumière. Nicholl, en homme économe, éteignit le gaz qui devenait inutile, et dont l'éclat, d'ailleurs, nuisait à l'observation des espaces interplanétaires. Le disque lunaire brillait alors avec une incomparable pureté. Ses rayons, que ne tamisait plus la vaporeuse atmosphère du globe terrestre, filtraient à travers la vitre et saturaient l'air intérieur du projectile de reflets argentins. Le noir rideau du firmament doublait véritablement l'éclat de la Lune, qui, dans ce vide de l'éther impropre à la diffusion, n'éclipsait pas les étoiles voisines. Le ciel, ainsi vu, présentait un aspect tout nouveau que l'œil humain ne pouvait soupçonner. On conçoit l'intérêt avec lequel ces audacieux contemplaient l'astre des nuits, but suprême de leur voyage. Le satellite de la Terre dans son mouvement de translation se rapprochait insensiblement du zénith, point mathématique qu'il devait atteindre environ quatre-vingt-seize heures plus tard. Ses montagnes, ses plaines, tout son relief ne s'accusaient pas plus nettement à leurs yeux que s'ils les eussent considérés d'un point quelconque de la Terre ; mais sa lumière, à travers le vide, se développait avec une incomparable intensité. Le disque resplendissait comme un miroir de platine. De la terre qui fuyait sous leurs pieds, les voyageurs avaient déjà oublié tout souvenir. Ce fut le capitaine Nicholl qui, le premier, rappela l'attention sur le globe disparu. « Oui ! répondit Michel Ardan, ne soyons pas ingrats envers lui. Puisque nous quittons notre pays, que nos derniers regards lui appartiennent. Je veux revoir la Terre avant qu'elle s'éclipse complètement à mes yeux ! » Barbicane, pour satisfaire aux désirs de son compagnon, s'occupa de déblayer la fenêtre du fond du projectile, celle qui devait permettre d'observer directement la Terre. Le disque que la force de projection avait ramené jusqu'au culot fut démonté non sans peine. Ses morceaux placés avec soin contre les parois, pouvaient encore servir, le cas échéant. Alors apparut une baie circulaire, large de cinquante centimètres, évidée dans la partie inférieure du boulet. Un verre, épais de quinze centimètres et renforcé d'une armature de cuivre, la fermait. Au-dessous s'appliquait une plaque d'aluminium retenue par des boulons. Les écrous dévissés, les boulons largués, la plaque se rabattit, et la communication visuelle fut établie entre l'intérieur et l'extérieur. Michel Ardan s'était agenouillé sur la vitre. Elle était sombre, comme opaque. « Eh bien, s'écria-t-il, et la Terre ? – La Terre, dit Barbicane, la voilà. – Quoi ! fit Ardan, ce mince filet, ce croissant argenté ? – Sans doute, Michel. Dans quatre jours, lorsque la Lune sera pleine, au moment même où nous l'atteindrons, la Terre sera nouvelle. Elle ne nous apparaîtra plus que sous la forme d'un croissant délié qui ne tardera pas à disparaître, et alors elle sera noyée pour quelques jours dans une ombre impénétrable. – Ça ! la Terre ! » répétait Michel Ardan, regardant de tous ses yeux cette mince tranche de sa planète natale. L'explication donnée par le président Barbicane était juste. La Terre, par rapport au projectile, entrait dans sa dernière phase. Elle était dans son octant et montrait un croissant finement tracé sur le fond noir du ciel. Sa lumière, rendue bleuâtre par l'épaisseur de la couche atmosphérique, offrait moins d'intensité que celle du croissant lunaire. Ce croissant se présentait sous des dimensions considérables. On eût dit un arc énorme tendu sur le firmament. Quelques points, vivement éclairés, surtout dans sa partie concave, annonçaient la présence de hautes montagnes ; mais ils disparaissaient parfois sous d'épaisses taches qui ne se voient jamais à la surface du disque lunaire. C'étaient des anneaux de nuage disposés concentriquement autour du sphéroïde terrestre. Cependant, par suite d'un phénomène naturel, identique à celui qui se produit sur la Lune lorsqu'elle est dans ses octants, on pouvait saisir le contour entier du globe terrestre. Son disque entier apparaissait assez visiblement par un effet de lumière cendrée, moins appréciable que la lumière cendrée de la Lune. Et la raison de cette intensité moindre est facile à comprendre. Lorsque ce reflet se produit sur la Lune, il est dû aux rayons solaires que la Terre réfléchit vers son satellite. Ici, par un effet inverse, il était dû aux rayons solaires réfléchis de la Lune vers la Terre. Or, la lumière terrestre est environ treize fois plus intense que la lumière lunaire, ce qui tient à la différence de volume des deux corps. De là, cette conséquence que, dans le phénomène de la lumière cendrée, la partie obscure du disque de la Terre se dessine moins nettement que celle du disque de la Lune, puisque l'intensité du phénomène est proportionnelle au pouvoir éclairant des deux astres. Il faut ajouter aussi que le croissant terrestre semblait former une courbe plus allongée que celle du disque. Pur effet d'irradiation. Tandis que les voyageurs cherchaient à percer les profondes ténèbres de l'espace, un bouquet étincelant d'étoiles filantes s'épanouit à leurs yeux. Des centaines de bolides, enflammés au contact de l'atmosphère, rayaient l'ombre de traînées lumineuses et zébraient de leurs feux la partie cendrée du disque. À cette époque, la Terre était dans son périhélie, et le mois de décembre est si propice à l'apparition de ces étoiles filantes, que des astronomes en ont compté jusqu'à vingtquatre mille par heure. Mais Michel Ardan, dédaignant les raisonnements scientifiques, aima mieux croire que la Terre saluait de ses plus brillants feux d'artifice le départ de trois de ses enfants. En somme, c'était tout ce qu'ils voyaient de ce sphéroïde perdu dans l'ombre, astre inférieur du monde solaire, qui, pour les grandes planètes, se couche ou se lève comme une simple étoile du matin ou du soir ! Imperceptible point de l'espace, ce n'était plus qu'un croissant fugitif, ce globe où ils avaient laissé toutes leurs affections ! Longtemps, les trois amis, sans parler, mais unis de cœur, regardèrent, tandis que le projectile s'éloignait avec une vitesse uniformément décroissante. Puis, une somnolence irrésistible envahit leur cerveau. Était-ce fatigue de corps et fatigue d'esprit ? Sans doute, car après la surexcitation de ces dernières heures passées sur la Terre, la réaction devait inévitablement se produire. « Eh bien, dit Michel, puisqu'il faut dormir, dormons. » Et, s'étendant sur leurs couchettes, tous trois furent bientôt ensevelis dans un profond sommeil. Mais ils ne s'étaient pas assoupis depuis un quart d'heure, que Barbicane se relevait subitement et réveillant ses compagnons d'une voix formidable : « J'ai trouvé ! s'écria-t-il ! – Qu'as-tu trouvé ? demanda Michel Ardan sautant hors de sa couchette. – La raison pour laquelle nous n'avons pas entendu la détonation de la Columbiad ! – Et c'est ?... fit Nicholl.

– Parce que notre projectile allait plus vite que le son !