Le dernier duel judiciaire du Moyen Âge (3)
il émet immédiatement la volonté de réclamer justice à son protecteur
le comte d'Alençon. Mais, pour une raison qui nous est encore aujourd'hui inconnue,
Jean et Marguerite ne se présentent pas le jour de l'audience accordée par leur seigneur.
Ce dernier est exaspéré vu le passif de Jean et décide de clore directement le dossier,
ce qui induit que Marguerite a menti en humiliant Jean de Carrouges au passage. Il informe même
Charles VI pour éviter tout recours des époux auprès de la cour. Jean va pourtant jusqu'à la
capitale, dans une situation peu enviable. Il traîne en effet une série de casseroles
impressionnantes, notamment la réputation d'être un homme acariâtre et procédurier,
violent, envieux, marié à la fille d'un traitre. Bref...On a fait mieux comme
présentation. Mais Jean n'avait pas dit son dernier mot, puisqu'il montait sur Paris avec
une idée bien précise : demander le droit de défier Jacques le Gris en duel judiciaire.
Et c'est à Vincennes, après de nombreuses consultations d'avocats et de proches du roi,
qu'il parvient à faire sa demande au vieux Charles VI. En effet le décret de 1306, qui avait rétabli
l'usage du duel judiciaire dans les procédures, obligeait à le demander devant le roi seul pour
que les demandes soient moins nombreuses. La seconde étape, le défi en bonne et due forme,
devait être fait en personne devant le Parlement de Paris au complet, soit 32 magistrats,
en présence du Roi, de la personne accusée, de leurs avocats et des hommes les secondant.
Jean peut remplir cette procédure le 9 juillet 1386, plus de 6 mois après avoir
appris l'agression de son épouse, trois mois après son appel devant le roi. Après avoir réitéré son
accusation, cette fois en présence de Jacques le Gris, Jean de Carrouges émet son défi. Son rival,
se défendant de toutes les accusations portées contre lui, ne se dégonfle pas.
Afin d'avaliser ce duel, le premier depuis une trentaine d'années, les magistrats du Parlement
étaient obligés de commanditer une enquête, afin de s'assurer que l'affrontement était bel
et bien la seule manière d'obtenir une preuve permettant de régler ce grave litige opposant
les deux hommes. Échappant à l'emprisonnement pour répondre aux questions de l'institution,
les deux adversaires doivent cependant nommer des seconds, qui sont obligés de jurer d'amener
Carrouges et Le Gris devant les juges quand il le faudrait, par la force si nécessaire.
L'affaire devenait vraiment grave. Non seulement le jugement du Comte d'Alençon était contredit
encore une fois par Carrouges, mais cette fois, la cour de France était impliquée,
une douzaine de nobles forcés de surveiller les deux duellistes tandis que la plus haute
juridiction du pays enquêtait sur l'affaire de l'agression de Marguerite. C'est le bordel quoi…
Une vaste collecte de témoignages écrits commence. Carrouges y dépeint Le Gris comme un homme à qui
il avait offert son amitié mais qui était en fait un libertin et un intriguant s'accaparant
les titres et terres devant lui revenir. L'accusation est en fait double : non seulement,
à l'appui du témoignage de sa femme, il accuse son ancien ami de viol, mais il ajoute l'adultère,
l'inceste, le parjure et finalement la tromperie. On le sent, le chevalier normand en a gros sur la
patate et déverse 10 ans de rancœur et de jalousie dans son témoignage et ses accusations : il veut
la fin de Jacques le Gris, rabaisser son nom et récupérer ce qu'il estime mériter.
La défense de Le Gris, comme on peut s'y attendre, argumente longuement sur sa
fidélité au roi et au comte d'Alençon. L'écuyer reprend, tout au long de son témoignage écrit,
le récit de l'amitié entre lui et Carrouges, mais y raconte comment ce lien s'est peu à peu distendu
à cause du chevalier, envieux et aigri. Le propos est intéressant, notamment parce qu'il
offre une autre version de l'attitude du Comte Pierre d'Alençon. Selon Le Gris, il n'aurait
pas retiré ses faveurs sans raison, mais bel et bien parce que Carrouges était un homme brutal
et imprévisible. Il va même plus loin en évoquant les rumeurs de l'attitude de Carrouges à l'égard
de sa première femme Jeanne de Tilly, que la jalousie de son époux aurait tué à petit feu.
Et, fait capital, Le Gris révèle que Jean de Carrouges aurait déja tenté
de convaincre cette première épouse de l'accuser de viol, chose que la pauvre
femme aurait catégoriquement refusé de faire. Enfin, le témoignage de Jacques le Gris cherche
à briser la crédibilité du récit de Marguerite et de Jean en décortiquant l'enchaînement des
événements, pour montrer que le crime n'aurait pas pu être commis en si peu de temps et sans
que personne ne puisse s'en rendre compte sur place. Il fournit même un alibi, affirmant avoir
passé la journée du 18 janvier entre Argentan et son domaine d'Aunou le Faucon, à plusieurs
dizaines de kilomètres du lieu du crime. Jacques le Gris avec son témoignage,
cherchait à faire invalider l'hypothèse même de l'existence du crime, mettant en
doute la réalité des faits. Carrouges, homme violent et jaloux, aurait forcé son entourage
à mentir pour le faire accuser. Sans crime, pas de duel, pas de querelle, pas de problème.
Enfin, pour bien enfoncer le clou, l'écuyer accusait Carrouges d'injures grave,
et exigeait en retour une somme colossale : 40 000 livres. Je rapelle que Carrouges gagnait
400 livres par an avec son domaine. Donc ça fait 100 ans d'exploitation,
rien que ça... On le voit bien, les langues et les arguments devenaient incontrôlables,
les deux protagonistes rivalisant d'accusations très graves pour décrédibiliser l'autre parti.
Carrouges contra les arguments de Le Gris en se présentant comme un mari doux et aimant,
respectueux de sa femme et de son entourage. Il met en doute l'alibi de Le Gris en prétendant
que sa richesse lui permettait d'avoir de nombreux chevaux de qualité, afin de parcourir la distance
entre son domaine et celui de Carrouges. En septembre, après plus de 2 mois
d'auditions et d'examens, le Parlement de Paris rend sa décision : il n'y avait
aucun moyen de prouver la culpabilité de Le Gris ou la duplicité de Carrouges. Le
duel était donc autorisé pour obtenir une preuve, la date fixée à la fin novembre.
Tout le monde risquait donc sa vie : Le Gris et Carrouges, en cas de défaite,
seraient vus comme parjures et seraient probablement exécutés. Marguerite,
si son mari était vaincu, serait elle brûlée vive.
"Le dernier duel" nous pose la question épineuse de la place de la femme dans la société française
du Moyen ge. Quels sont les droits de Marguerite ? Pourquoi la brûler si son mari
perd le duel ? Pourquoi ne croirait-on pas son témoignage plus que celui de l'écuyer ? Pourquoi
doit-elle subir le duel judiciaire de son mari pour que sa parole soit retenue ?
Généralement, à l'époque médiévale, le cadre juridique est défavorable aux femmes, considérées
comme mineures et inférieures aux hommes. Cette subordination de la femme à l'homme, justifiée par
les Pères de l'Eglise, se traduit notamment sur le plan juridique par la tutelle masculine de l'époux
exercée sur la femme mariee, avec une position de domination quasi-seigneuriale. En gros, elle ne
peut rien faire sans son mari et elle n'avait même pas le droit de comparaître en personne
devant un tribunal sauf accord de son époux. Dans cette affaire, dès le retour de son mari,
Marguerite lui fait part, comme à d'autres d'ailleurs, de ses accusations de viol contre
Jacques Le Gris. « la dame, bonne, honnête, louable et de bonne foi », déclare sous serment
et jure sur sa vie de la véracité des faits attestés, sans aucune pression ou violence.
L'époux déshonoré, et non sa femme, demande alors justice. Lui seul peut saisir la justice puisque
sa femme n'en a pas la capacité juridique, et ne peut donc pas faire de recours. Il engage alors
sa parole, sa foi jurée, dans cette affaire auprès de son seigneur, le comte d'Alençon.
Qu'on soit clair donc, Marguerite est bien à l'origine de la plaidoirie, elle en est même
l'objet, mais l'enjeu n'est pas du tout son bien-être, mais la réputation de son mari.
Lors de la procédure donc, Jean de Carrouges fait appel d'abord à la justice seigneuriale,
celle de son seigneur le comte d'Alençon. Comme on l'a vu, il donne raison à Le Gris et précise
même que le témoignage de la victime devait être remis en cause, car elle se
trouvait sous la coupe d'un mari très jaloux. Or le problème de savoir pourquoi on ne croit
pas plus la femme que l'écuyer ne se pose pas. Car nous sommes dans une société de l'honneur.
D'abord, le témoignage de la femme noble a été reçu, car son mari noble s'en portait garant.
Remettre en question son témoignage serait une attaque à l'intégrité et à l'honneur de
l'époux. Ensuite, Olivier de la Marche, dans son traité sur le duel judiciaire de 1494,
se pose la question de savoir si une femme noble doit être crue sans autre preuve. Il précise
qu'effectivement une femme amoureuse mais rejetée par une connaissance de son époux aurait
pu se venger en l'accusant de viol, entraînant la punition d'un innocent. Mais il rajoute : pourquoi
une jeune femme de bien et de grand renom voudrait du jour au lendemain clamer son
déshonneur publiquement pour se venger d'autrui ? Qui serait assez aventurière pour mettre en
danger la vie de son époux et de ses parents dans un gage de bataille (un duel judiciaire)
pour une sombre histoire de vengeance ? Le danger est bien réel. Olivier de la
Marche précise qu'en cas de victoire de Jacques Le Gris, Marguerite pourrait être accusée de parjure,
de fausse accusatrice et d'avoir violé le serment prêté sur un objet sacré,
ce qui est une faute toujours condamnée par l'Eglise comme manquement au respect
dû à la divinité prise à témoin. Marguerite encourrait alors, d'après la coutume de France,
la peine de mort en étant brûlée vive. Pour cette raison, en absence de preuve,
et comme il était impossible de remettre en question tel ou tel témoignage. Carrouges n'a
donc comme possibilité que de se retourner vers l'instance réservée aux appels,
le Parlement de Paris. Pour lui, il ne s'agit pas de défendre les droits de Marguerite,
mais sa propre réputation, triplement mise à mal : 1> Tout d'abord, l'époux a d'abord été
incapable de remplir son rôle de tuteur protecteur de sa femme.
2> Puis sa femme, violée, porte déjà la marque de l'infamie qui peut l'exclure de la société,
elle est souillée par ce qu'elle a subi, et aux yeux de ses proches avoisine désormais la fille
commune sans honneur. Or on différencie le viol d'une jeune fille vierge ou d'une femme mariée,
du viol d'une fille de joie ou de mœurs légères, sans honneur. Le fait d'être
prostituée constitue une circonstance atténuante pour le coupable par exemple!
Sympa hein ? 3> Enfin, le mariage dans l'aristocratie
assure la procréation d'héritiers légitimes qui seront nécessaires à la reproduction sociale des
lignées. La victime noble est d'autant plus à plaindre qu'après le viol, c'est la légitimité
même de la progéniture qui est remise en question. Pour résumer, pas grand chose à faire pour
Marguerite à part prier pour son mari lors du combat, qu'il ait la
conviction qu'elle dise la vérité ou pas. Après le duel entre Jean de Carrouges et
Jacques le Gris ont lieu d'autres duels dans des territoires non soumis à la justice royale,
pour diverses raisons, par exemple à Valenciennes, entre les bourgeois Jacotin
et Mahot en 1455. En 1547, le fameux duel entre Jarnac et la Chataigneraie,
qui est bel et bien un duel judiciaire a lieu sous autorisation royale, mais le Parlement n'a même
pas été consulté. Et en 1549 a lieu un duel entre Claude d'Aguerres, et le seigneur de Fendilles,
autorisé par le Roi mais se déroulant à Sedan pour décharger le souverain de sa responsabilité.
Donc ça ne compte pas vraiment ! Savoir si "Le dernier duel" retrace
donc vraiment l'Histoire du dernier duel est compliqué. Ce qu'il faut garder à l'esprit,
c'est le duel Carrouges le Gris est le dernier duel avalisé par le Parlement,