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MÉRIMÉE, Prosper : Colomba, MÉRIMÉE, Prosper : Colomba - chapitre XVII

MÉRIMÉE, Prosper : Colomba - chapitre XVII

Débarrassé de son escorte indisciplinée, Orso continuait sa route, plus préoccupé du plaisir de revoir miss Nevil que de la crainte de rencontrer ses ennemis. « Le procès que je vais avoir avec ces misérables Barricini, se disait-il, va m'obliger d'aller à Bastia. Pourquoi n'accompagnerais-je pas miss Nevil? Pourquoi, de Bastia, n'irions-nous pas ensemble aux eaux d'Orezza? » Tout à coup des souvenirs d'enfance lui rappelèrent nettement ce site pittoresque. Il se crut transporté sur une verte pelouse au pied des châtaigniers séculaires. Sur un gazon d'une herbe lustrée, parsemé de fleurs bleues ressemblant à des yeux qui lui souriaient, il voyait miss Lydia assise auprès de lui. Elle avait ôté son chapeau, et ses cheveux blonds, plus fins et plus doux que là soie, brillaient comme de l'or au soleil, qui pénétrait au travers du feuillage. Ses yeux, d'un bleu si pur, lui paraissaient plus bleus que le firmament. La joue appuyée sur une main, elle écoutait toute pensive les paroles d'amour qu'il lui adressait en tremblant. Elle avait cette robe de mousseline qu'elle portait le dernier jour qu'il l'avait vue à Ajaccio. Sous les plis de cette robe s'échappait un petit pied dans un soulier de satin noir. Orso se disait qu'il serait bien heureux de baiser ce pied; mais une des mains de miss Lydia n'était pas gantée, et elle tenait une pâquerette. Orso lui prenait cette pâquerette, et la main de Lydia serrait la sienne; et il baisait la pâquerette, et puis la main, et on ne se fâchait pas... Et toutes ces pensées l'empêchaient de faire attention à la route qu'il suivait, et cependant il trottait toujours. Il allait pour la seconde fois baiser en imagination la blanche main de miss Nevil, quand il pensa baiser en réalité la tête de son cheval qui s'arrêta tout à coup. C'est que la petite Chilina lui barrait le chemin et lui saisissait la bride.

- Où allez-vous ainsi, Ors' Anton'? disait-elle. Ne savez-vous pas que votre ennemi est près d'ici?

- Mon ennemi! s'écria Orso furieux de se voir interrompu dans un moment aussi intéressant. Où est-il?

- Orlanduccio est près d'ici. Il vous attend. Retournez, retournez.

- Ah! il m'attend! Tu l'as vu?

- Oui, Ors' Anton', j'étais couchée dans la fougère quand il a passé. Il regardait de tous les côtés avec sa lunette.

- De quel côté allait-il?

- Il descendait par là, du côté où vous allez.

- Merci.

- Ors' Anton', ne feriez-vous pas bien d'attendre mon oncle? Il ne peut tarder, et avec lui vous seriez en sûreté.

- N'aie pas peur, Chili, je n'ai pas besoin de ton oncle.

- Si vous vouliez, j'irais devant vous.

- Merci, merci.

Et Orso, poussant son cheval, se dirigea rapidement du côté que la petite fille lui avait indiqué.

Son premier mouvement avait été un aveugle transport de fureur, et il s'était dit que la fortune lui offrait une excellente occasion de corriger ce lâche qui mutilait un cheval pour se venger d'un soufflet. Puis, tout en avançant, l'espèce de promesse qu'il avait faite au préfet, et surtout la crainte de manquer la visite de miss Nevil, changeaient ses dispositions et lui faisaient presque désirer de ne pas rencontrer Orlanduccio. Bientôt le souvenir de son père, l'insulte faite à son cheval, les menaces des Barricini rallumaient sa colère, et l'excitaient à chercher son ennemi pour le provoquer et l'obliger à se battre. Ainsi agité par des résolutions contraires, il continuait de marcher en avant, mais, maintenant, avec précaution, examinant les buissons et les haies, et quelquefois même s'arrêtant pour écouter les bruits vagues qu'on entend dans la campagne. Dix minutes après avoir quitté la petite Chilina (il était alors environ neuf heures du matin), il se trouva au bord d'un coteau extrêmement rapide. Le chemin, ou plutôt le sentier à peine tracé qu'il suivait, traversait un maquis récemment brûlé. En ce lieu la terre était chargée de cendres blanchâtres, et çà et là des arbrisseaux et quelques gros arbres noircis par le feu et entièrement dépouillés de leurs feuilles se tenaient debout, bien qu'ils eussent cessé de vivre. En voyant un maquis brûlé, on se croit transporté dans un site du Nord au milieu de l'hiver, et le contraste de l'aridité des lieux que la flamme a parcourus avec la végétation luxuriante d'alentour les fait paraître encore plus tristes et désolés. Mais dans ce paysage Orso ne voyait en ce moment qu'une chose, importante, il est vrai, dans sa position: la terre étant nue ne pouvait cacher une embuscade, et celui qui peut craindre à chaque instant de voir sortir d'un fourré un canon de fusil dirigé contre sa poitrine, regarde comme une espèce d'oasis un terrain uni où rien n'arrête la vue. Au maquis brûlé succédaient plusieurs champs en culture, enclos, selon l'usage du pays, de murs en pierres sèches à hauteur d'appui. Le sentier passait entre ces enclos, où d'énormes châtaigniers, plantés confusément, présentaient de loin l'apparence d'un bois touffu.

Obligé par la roideur de la pente à mettre pied à terre, Orso, qui avait laissé la bride sur le cou de son cheval, descendait rapidement en glissant sur la cendre; et il n'était guère qu'à vingt-cinq pas d'un de ces enclos en pierre à droite du chemin, lorsqu'il aperçut, précisément en face de lui, d'abord un canon de fusil, puis une tête dépassant la crête du mur. Le fusil s'abaissa, et il reconnut Orlanduccio prêt à faire feu. Orso fut prompt à se mettre en défense, et tous les deux, se couchant en joue, se regardèrent quelques secondes avec cette émotion poignante que le plus brave éprouve au moment de donner ou de recevoir la mort.

- Misérable lâche! s'écria Orso...

Il parlait encore quand il vit la flamme du fusil d'Orlanduccio, et presque en même temps un second coup partit à sa gauche, de l'autre côté du sentier, tiré par un homme qu'il n'avait point aperçu, et qui l'ajustait posté derrière un autre mur. Les deux balles l'atteignirent: l'une, celle d'Orlanduccio, lui traversa le bras gauche, qu'il lui présentait en le couchant en joue; l'autre le frappa à la poitrine, déchira son habit, mais, rencontrant heureusement la lame de son stylet, s'aplatit dessus et ne lui fit qu'une contusion légère. Le bras gauche d'Orso tomba immobile le long de sa cuisse, et le canon de son fusil s'abaissa un instant; mais il le releva aussitôt, et, dirigeant son arme de sa seule main droite, il fit feu sur Orlanduccio. La tête de son ennemi, qu'il ne découvrait que jusqu'aux yeux, disparut derrière le mur. Orso, se tournant à sa gauche, lâcha son second coup sur un homme entouré de fumée qu'il apercevait à peine. À son tour, cette figure disparut. Les quatre coups de fusil s'étaient succédé avec une rapidité incroyable, et jamais soldats exercés ne mirent moins d'intervalle dans un feu de file. Après le dernier coup d'Orso, tout rentra dans le silence. La fumée sortie de son arme montait lentement vers le ciel; aucun mouvement derrière le mur, pas le plus léger bruit. Sans la douleur qu'il ressentait au bras, il aurait pu croire que ces hommes sur qui il venait de tirer étaient des fantômes de son imagination.

S'attendant à une seconde décharge, Orso fit quelques pas pour se placer derrière un des arbres brûlés restés debout dans le maquis. Derrière cet abri, il plaça son fusil entre ses genoux et le rechargea à là hâte. Cependant son bras gauche le faisait cruellement souffrir, et il lui semblait qu'il soutenait un poids énorme. Qu'étaient devenus ses adversaires? Il ne pouvait le comprendre. S'ils s'étaient enfuis, s'ils avaient été blessés, il aurait assurément entendu quelque bruit, quelque mouvement dans le feuillage. Étaient-ils donc morts, ou bien plutôt n'attendaient-ils pas, à l'abri de leur mur, l'occasion de tirer de nouveau sur lui? Dans cette incertitude, et sentant ses forces diminuer, il mit en terre le genou droit, appuya sur l'autre son bras blessé et se servit d'une branche qui partait du tronc de l'arbre brûlé pour soutenir son fusil. Le doigt sur la détente, l'oeil fixé sur le mur, l'oreille attentive au moindre bruit, il demeura immobile pendant quelques minutes, qui lui parurent un siècle. Enfin, bien loin derrière lui, un cri éloigné se fit entendre, et bientôt un chien, descendant le coteau avec la rapidité d'une flèche, s'arrêta auprès de lui en remuant la queue. C'était Brusco, le disciple et le compagnon des bandits, annonçant sans doute l'arrivée de son maître; et jamais honnête homme ne fut plus impatiemment attendu. Le chien, le museau en l'air, tourné du côté de l'enclos le plus proche, flairait avec inquiétude. Tout à coup il fit entendre un grognement sourd, franchit le mur d'un bond, et presque aussitôt remonta sur la crête, d'où il regarda fixement Orso, exprimant dans ses yeux la surprise aussi clairement que chien le peut faire; puis il se remit le nez au vent, cette fois dans la direction de l'autre enclos, dont il sauta encore le mur. Au bout d'une seconde, il reparaissait sur la crête, montrant le même air d'étonnement et d'inquiétude; puis il sauta dans le maquis, la queue entre les jambes, regardant toujours Orso et s'éloignant de lui à pas lents, par une marche de côté, jusqu'à ce qu'il s'en trouvât à quelque distance. Alors, reprenant sa course, il remonta le coteau presque aussi vite qu'il l'avait descendu, à la rencontre d'un homme qui s'avançait rapidement malgré la roideur de la pente.

- À moi, Brando! s'écria Orso dès qu'il le crut à portée de la voix.

- Ho! Ors' Anton'! vous êtes blessé! lui demanda Brandolaccio accourant tout essoufflé. Dans le corps ou dans les membres?...

- Au bras.

- Au bras! ce n'est rien. Et l'autre?

- Je crois l'avoir touché.

Brandolaccio, suivant son chien, courut à l'enclos le plus proche et se pencha pour regarder de l'autre coté du mur. Là, ôtant son bonnet:

- Salut au seigneur Orlanduccio, dit-il. Puis, se tournant du côté d'Orso, il le salua à son tour d'un air grave:

- Voilà, dit-il, ce que j'appelle un homme proprement accommodé.

- Vit-il encore? demanda Orso respirant avec peine.

- Oh! il s'en garderait; il a trop de chagrin de la balle que vous lui avez mise dans l'oeil. Sang de la Madone, quel trou! Bon fusil, ma foi! Quel calibre! Ça vous écarbouille une cervelle! Dites donc, Ors' Anton', quand j'ai entendu d'abord pif! pif! je me suis dit Sacrebleu! ils escofient mon lieutenant. Puis j'entends boum! boum! Ah! je dis, voilà le fusil anglais qui parle: il riposte... Mais, Brusco, qu'est-ce que tu me veux donc?

Le chien le mena à l'autre enclos.

- Excusez! s'écria Brandolaccio stupéfait. Coup double! rien que cela! Peste! on voit bien que la poudre est chère, car vous l'économisez.

- Qu'y a-t-il, au nom de Dieu! demanda Orso.

- Allons! ne faites donc pas le farceur, mon lieutenant! vous jetez le gibier par terre, et vous voulez qu'on vous le ramasse... En voilà un qui va en avoir un drôle de dessert aujourd'hui! c'est l'avocat Barricini. De la viande de boucherie, en veux-tu, en voilà! Maintenant qui diable héritera?

- Quoi! Vincentello mort aussi?

- Très mort. Bonne santé à nous autres (1)! Ce qu'il y a de bon avec vous, c'est que vous ne les faites pas souffrir. Venez donc voir Vincentello, il est encore à genoux, la tête appuyée contre le mur. Il a l'air de dormir. C'est là le cas de dire: Sommeil de plomb. Pauvre diable! -- (1) Salute à noi! Exclamation qui accompagne ordinairement le mot de mort, et qui lui sert comme de correctif.

Orso détourna la tête avec horreur.

- Es-tu sûr qu'il soit mort?

- Vous êtes comme Sampiero Corso, qui ne donnait jamais qu'un coup. Voyez-vous, là... dans la poitrine, à gauche? tenez, comme Vincileone fut attrapé à Waterloo. Je parierais bien que la balle n'est pas loin du cœur. Coup double! Ah! je ne me mêle plus de tirer. Deux en deux coups!... À balle!... Les deux frères!... S'il avait eu un troisième coup, il aurait tué le papa... On fera mieux une autre fois... Quel coup, Ors' Anton'!... Et dire que cela n'arrivera jamais à un brave garçon comme moi de faire coup double sur des gendarmes!

Tout en parlant, le bandit examinait le bras d'Orso et fendait sa manche avec son stylet.

- Ce n'est rien, dit-il. Voilà une redingote qui donnera de l'ouvrage à mademoiselle Colomba... Hein! qu'est-ce que je vois? cet accroc sur la poitrine?... Rien n'est entré par là? Non, vous ne seriez pas si gaillard. Voyons, essayez de remuer les doigts... Sentez-vous mes dents quand je vous mords le petit doigt?... Pas trop?... C'est égal, ce ne sera rien. Laissez-moi prendre votre mouchoir et votre cravate... Voilà votre redingote perdue... Pourquoi diable vous faire si beau? Alliez-vous à la noce?... Là, buvez une goutte de vin... Pourquoi donc ne portez-vous pas de gourde? Est-ce qu'un Corse sort jamais sans gourde?

Puis, au milieu du pansement, il s'interrompait pour s'écrier:

- Coup double! tous les deux roides morts!... C'est le curé qui va rire... Coup double! Ah! voici enfin cette petite tortue de Chilina.

Orso ne répondait pas. Il était pâle comme un mort et tremblait de tous ses membres.

- Chili, cria Brandolaccio, va regarder derrière ce mur. Hein?

L'enfant, s'aidant des pieds et des mains, grimpa sur le mur, et aussitôt qu'elle eut aperçu le cadavre d'Orlanduccio, elle fit le signe de la croix.

Ce n'est rien, continua le bandit: va voir plus loin, là-bas.

L'enfant fit un nouveau signe de croix.

- Est-ce vous, mon oncle? demanda-t-elle timidement.

- Moi, est-ce que je ne suis pas devenu un vieux bon à rien? Chili, c'est de l'ouvrage de monsieur. Fais-lui ton compliment.

- Mademoiselle en aura bien de la joie, dit Chilina, et elle sera bien fâchée de vous savoir blessé, Ors' Anton'. - Allons, Ors' Anton', dit le bandit après avoir achevé le pansement, voilà Chilina qui a rattrapé votre cheval. Montez et venez avec moi au maquis de la Stazzona. Bien avisé qui vous y trouverait. Nous vous y traiterons de notre mieux. Quand nous serons à la croix de Sainte-Christine, il faudra mettre pied à terre, Vous donnerez votre cheval à Chilina, qui s'en ira prévenir mademoiselle, et, chemin faisant, vous la chargerez de vos commissions. Vous pouvez tout dire à la petite, Ors' Anton': elle se ferait plutôt hacher que de trahir ses amis. Et d'un ton de tendresse: Va, coquine, disait-il, sois excommuniée, soit maudite, friponne! Brandolaccio, superstitieux comme beaucoup de bandits, craignait de fasciner les enfants en leur adressant des bénédictions ou des éloges, car on sait que les puissances mystérieuses qui président à l'Annocchiatura (1) ont la mauvaise habitude d'exécuter le contraire de nos souhaits. -- (1) Fascination involontaire qui s'exerce, soit par les yeux, soit par la parole.

- Où veux-tu que j'aille, Brando? dit Orso d'une voix éteinte.

- Parbleu! vous avez à choisir: en prison ou bien au maquis. Mais un della Rebbia ne connaît pas le chemin de la prison. Au maquis, Ors' Anton'. - Adieu donc toutes mes espérances! s'écria douloureusement le blessé.

- Vos espérances? Diantre! espériez-vous faire mieux avec un fusil à deux coups?... Ah çà! comment diable vous ont-ils touché? Il faut que ces gaillards-là aient la vie plus dure que les chats.

- Ils ont tiré les premiers, dit Orso.

- C'est vrai, j'oubliais... Pif! pif! boum! boum!... coup double d'une main (1)!... Quand on fera mieux, je m'irai pendre! Allons, vous voilà monté... avant de partir, regardez donc un peu votre ouvrage. Il n'est pas poli de quitter ainsi la compagnie sans lui dire adieu. -- (1) Si quelque chasseur incrédule me contestait le coup double de M. della Rebbia, je l'engagerais à aller à Sartène, et à se faire raconter comment un des habitants les plus distingués et les plus aimables de cette ville se tira seul, et le bras gauche cassé, d'une position au moins aussi dangereuse.

Orso donna des éperons à son cheval; pour rien au monde il n'eût voulu voir les malheureux à qui il venait de donner la mort.

- Tenez, Ors' Anton', dit le bandit s'emparant de la bride du cheval, voulez-vous que je vous parle franchement? Eh bien! sans vous offenser, ces deux pauvres jeunes gens me font de la peine. Je vous prie de m'excuser... Si beaux... si forts... si jeunes!... Orlanduccio avec qui j'ai chassé tant de fois... Il m'a donné, il y a quatre jours, un paquet de cigares... Vincentello, qui était toujours de si belle humeur... C'est vrai que vous avez fait ce que vous deviez faire... et d'ailleurs le coup est trop beau pour qu'on le regrette... Mais moi, je n'étais pas dans votre vengeance... Je sais que vous avez raison; quand on a un ennemi, il faut s'en défaire. Mais les Barricini, c'était une vieille famille... En voilà encore une qui fausse compagnie!... et par un coup double! c'est piquant.

Faisant ainsi l'oraison funèbre des Barricini, Brandolaccio conduisait en hâte Orso, Chilina et le chien Brusco vers le maquis de la Stazzona.

MÉRIMÉE, Prosper : Colomba - chapitre XVII

Débarrassé de son escorte indisciplinée, Orso continuait sa route, plus préoccupé du plaisir de revoir miss Nevil que de la crainte de rencontrer ses ennemis. « Le procès que je vais avoir avec ces misérables Barricini, se disait-il, va m’obliger d’aller à Bastia. Pourquoi n’accompagnerais-je pas miss Nevil? Pourquoi, de Bastia, n’irions-nous pas ensemble aux eaux d’Orezza? » Tout à coup des souvenirs d’enfance lui rappelèrent nettement ce site pittoresque. Il se crut transporté sur une verte pelouse au pied des châtaigniers séculaires. Sur un gazon d’une herbe lustrée, parsemé de fleurs bleues ressemblant à des yeux qui lui souriaient, il voyait miss Lydia assise auprès de lui. Elle avait ôté son chapeau, et ses cheveux blonds, plus fins et plus doux que là soie, brillaient comme de l’or au soleil, qui pénétrait au travers du feuillage. Ses yeux, d’un bleu si pur, lui paraissaient plus bleus que le firmament. La joue appuyée sur une main, elle écoutait toute pensive les paroles d’amour qu’il lui adressait en tremblant. Elle avait cette robe de mousseline qu’elle portait le dernier jour qu’il l’avait vue à Ajaccio. Sous les plis de cette robe s’échappait un petit pied dans un soulier de satin noir. Orso se disait qu’il serait bien heureux de baiser ce pied; mais une des mains de miss Lydia n’était pas gantée, et elle tenait une pâquerette. Orso lui prenait cette pâquerette, et la main de Lydia serrait la sienne; et il baisait la pâquerette, et puis la main, et on ne se fâchait pas... Et toutes ces pensées l’empêchaient de faire attention à la route qu’il suivait, et cependant il trottait toujours. Il allait pour la seconde fois baiser en imagination la blanche main de miss Nevil, quand il pensa baiser en réalité la tête de son cheval qui s’arrêta tout à coup. C’est que la petite Chilina lui barrait le chemin et lui saisissait la bride.

- Où allez-vous ainsi, Ors' Anton'? disait-elle. Ne savez-vous pas que votre ennemi est près d’ici?

- Mon ennemi! s’écria Orso furieux de se voir interrompu dans un moment aussi intéressant. Où est-il?

- Orlanduccio est près d’ici. Il vous attend. Retournez, retournez.

- Ah! il m’attend! Tu l’as vu?

- Oui, Ors' Anton', j’étais couchée dans la fougère quand il a passé. Il regardait de tous les côtés avec sa lunette.

- De quel côté allait-il?

- Il descendait par là, du côté où vous allez.

- Merci.

- Ors' Anton', ne feriez-vous pas bien d’attendre mon oncle? Il ne peut tarder, et avec lui vous seriez en sûreté.

- N’aie pas peur, Chili, je n’ai pas besoin de ton oncle.

- Si vous vouliez, j’irais devant vous.

- Merci, merci.

Et Orso, poussant son cheval, se dirigea rapidement du côté que la petite fille lui avait indiqué.

Son premier mouvement avait été un aveugle transport de fureur, et il s’était dit que la fortune lui offrait une excellente occasion de corriger ce lâche qui mutilait un cheval pour se venger d’un soufflet. Puis, tout en avançant, l’espèce de promesse qu’il avait faite au préfet, et surtout la crainte de manquer la visite de miss Nevil, changeaient ses dispositions et lui faisaient presque désirer de ne pas rencontrer Orlanduccio. Bientôt le souvenir de son père, l’insulte faite à son cheval, les menaces des Barricini rallumaient sa colère, et l’excitaient à chercher son ennemi pour le provoquer et l’obliger à se battre. Ainsi agité par des résolutions contraires, il continuait de marcher en avant, mais, maintenant, avec précaution, examinant les buissons et les haies, et quelquefois même s’arrêtant pour écouter les bruits vagues qu’on entend dans la campagne. Dix minutes après avoir quitté la petite Chilina (il était alors environ neuf heures du matin), il se trouva au bord d’un coteau extrêmement rapide. Le chemin, ou plutôt le sentier à peine tracé qu’il suivait, traversait un maquis récemment brûlé. En ce lieu la terre était chargée de cendres blanchâtres, et çà et là des arbrisseaux et quelques gros arbres noircis par le feu et entièrement dépouillés de leurs feuilles se tenaient debout, bien qu’ils eussent cessé de vivre. En voyant un maquis brûlé, on se croit transporté dans un site du Nord au milieu de l’hiver, et le contraste de l’aridité des lieux que la flamme a parcourus avec la végétation luxuriante d’alentour les fait paraître encore plus tristes et désolés. Mais dans ce paysage Orso ne voyait en ce moment qu’une chose, importante, il est vrai, dans sa position: la terre étant nue ne pouvait cacher une embuscade, et celui qui peut craindre à chaque instant de voir sortir d’un fourré un canon de fusil dirigé contre sa poitrine, regarde comme une espèce d’oasis un terrain uni où rien n’arrête la vue. Au maquis brûlé succédaient plusieurs champs en culture, enclos, selon l’usage du pays, de murs en pierres sèches à hauteur d’appui. Le sentier passait entre ces enclos, où d’énormes châtaigniers, plantés confusément, présentaient de loin l’apparence d’un bois touffu.

Obligé par la roideur de la pente à mettre pied à terre, Orso, qui avait laissé la bride sur le cou de son cheval, descendait rapidement en glissant sur la cendre; et il n’était guère qu’à vingt-cinq pas d’un de ces enclos en pierre à droite du chemin, lorsqu’il aperçut, précisément en face de lui, d’abord un canon de fusil, puis une tête dépassant la crête du mur. Le fusil s’abaissa, et il reconnut Orlanduccio prêt à faire feu. Orso fut prompt à se mettre en défense, et tous les deux, se couchant en joue, se regardèrent quelques secondes avec cette émotion poignante que le plus brave éprouve au moment de donner ou de recevoir la mort.

- Misérable lâche! s’écria Orso...

Il parlait encore quand il vit la flamme du fusil d’Orlanduccio, et presque en même temps un second coup partit à sa gauche, de l’autre côté du sentier, tiré par un homme qu’il n’avait point aperçu, et qui l’ajustait posté derrière un autre mur. Les deux balles l’atteignirent: l’une, celle d’Orlanduccio, lui traversa le bras gauche, qu’il lui présentait en le couchant en joue; l’autre le frappa à la poitrine, déchira son habit, mais, rencontrant heureusement la lame de son stylet, s’aplatit dessus et ne lui fit qu’une contusion légère. Le bras gauche d’Orso tomba immobile le long de sa cuisse, et le canon de son fusil s’abaissa un instant; mais il le releva aussitôt, et, dirigeant son arme de sa seule main droite, il fit feu sur Orlanduccio. La tête de son ennemi, qu’il ne découvrait que jusqu’aux yeux, disparut derrière le mur. Orso, se tournant à sa gauche, lâcha son second coup sur un homme entouré de fumée qu’il apercevait à peine. À son tour, cette figure disparut. Les quatre coups de fusil s’étaient succédé avec une rapidité incroyable, et jamais soldats exercés ne mirent moins d’intervalle dans un feu de file. Après le dernier coup d’Orso, tout rentra dans le silence. La fumée sortie de son arme montait lentement vers le ciel; aucun mouvement derrière le mur, pas le plus léger bruit. Sans la douleur qu’il ressentait au bras, il aurait pu croire que ces hommes sur qui il venait de tirer étaient des fantômes de son imagination.

S’attendant à une seconde décharge, Orso fit quelques pas pour se placer derrière un des arbres brûlés restés debout dans le maquis. Derrière cet abri, il plaça son fusil entre ses genoux et le rechargea à là hâte. Cependant son bras gauche le faisait cruellement souffrir, et il lui semblait qu’il soutenait un poids énorme. Qu’étaient devenus ses adversaires? Il ne pouvait le comprendre. S’ils s’étaient enfuis, s’ils avaient été blessés, il aurait assurément entendu quelque bruit, quelque mouvement dans le feuillage. Étaient-ils donc morts, ou bien plutôt n’attendaient-ils pas, à l’abri de leur mur, l’occasion de tirer de nouveau sur lui? Dans cette incertitude, et sentant ses forces diminuer, il mit en terre le genou droit, appuya sur l’autre son bras blessé et se servit d’une branche qui partait du tronc de l’arbre brûlé pour soutenir son fusil. Le doigt sur la détente, l’oeil fixé sur le mur, l’oreille attentive au moindre bruit, il demeura immobile pendant quelques minutes, qui lui parurent un siècle. Enfin, bien loin derrière lui, un cri éloigné se fit entendre, et bientôt un chien, descendant le coteau avec la rapidité d’une flèche, s’arrêta auprès de lui en remuant la queue. C’était Brusco, le disciple et le compagnon des bandits, annonçant sans doute l’arrivée de son maître; et jamais honnête homme ne fut plus impatiemment attendu. Le chien, le museau en l’air, tourné du côté de l’enclos le plus proche, flairait avec inquiétude. Tout à coup il fit entendre un grognement sourd, franchit le mur d’un bond, et presque aussitôt remonta sur la crête, d’où il regarda fixement Orso, exprimant dans ses yeux la surprise aussi clairement que chien le peut faire; puis il se remit le nez au vent, cette fois dans la direction de l’autre enclos, dont il sauta encore le mur. Au bout d’une seconde, il reparaissait sur la crête, montrant le même air d’étonnement et d’inquiétude; puis il sauta dans le maquis, la queue entre les jambes, regardant toujours Orso et s’éloignant de lui à pas lents, par une marche de côté, jusqu’à ce qu’il s’en trouvât à quelque distance. Alors, reprenant sa course, il remonta le coteau presque aussi vite qu’il l’avait descendu, à la rencontre d’un homme qui s’avançait rapidement malgré la roideur de la pente.

- À moi, Brando! s’écria Orso dès qu’il le crut à portée de la voix.

- Ho! Ors' Anton'! vous êtes blessé! lui demanda Brandolaccio accourant tout essoufflé. Dans le corps ou dans les membres?...

- Au bras.

- Au bras! ce n’est rien. Et l’autre?

- Je crois l’avoir touché.

Brandolaccio, suivant son chien, courut à l’enclos le plus proche et se pencha pour regarder de l’autre coté du mur. Là, ôtant son bonnet:

- Salut au seigneur Orlanduccio, dit-il. Puis, se tournant du côté d’Orso, il le salua à son tour d’un air grave:

- Voilà, dit-il, ce que j’appelle un homme proprement accommodé.

- Vit-il encore? demanda Orso respirant avec peine.

- Oh! il s’en garderait; il a trop de chagrin de la balle que vous lui avez mise dans l’oeil. Sang de la Madone, quel trou! Bon fusil, ma foi! Quel calibre! Ça vous écarbouille une cervelle! Dites donc, Ors' Anton', quand j’ai entendu d’abord pif! pif! je me suis dit Sacrebleu! ils escofient mon lieutenant. Puis j’entends boum! boum! Ah! je dis, voilà le fusil anglais qui parle: il riposte... Mais, Brusco, qu’est-ce que tu me veux donc?

Le chien le mena à l’autre enclos.

- Excusez! s’écria Brandolaccio stupéfait. Coup double! rien que cela! Peste! on voit bien que la poudre est chère, car vous l’économisez.

- Qu’y a-t-il, au nom de Dieu! demanda Orso.

- Allons! ne faites donc pas le farceur, mon lieutenant! vous jetez le gibier par terre, et vous voulez qu’on vous le ramasse... En voilà un qui va en avoir un drôle de dessert aujourd’hui! c’est l’avocat Barricini. De la viande de boucherie, en veux-tu, en voilà! Maintenant qui diable héritera?

- Quoi! Vincentello mort aussi?

- Très mort. Bonne santé à nous autres (1)! Ce qu’il y a de bon avec vous, c’est que vous ne les faites pas souffrir. Venez donc voir Vincentello, il est encore à genoux, la tête appuyée contre le mur. Il a l’air de dormir. C’est là le cas de dire: Sommeil de plomb. Pauvre diable! -- (1) Salute à noi! Exclamation qui accompagne ordinairement le mot de mort, et qui lui sert comme de correctif.

Orso détourna la tête avec horreur.

- Es-tu sûr qu’il soit mort?

- Vous êtes comme Sampiero Corso, qui ne donnait jamais qu’un coup. Voyez-vous, là... dans la poitrine, à gauche? tenez, comme Vincileone fut attrapé à Waterloo. Je parierais bien que la balle n’est pas loin du cœur. Coup double! Ah! je ne me mêle plus de tirer. Deux en deux coups!... À balle!... Les deux frères!... S’il avait eu un troisième coup, il aurait tué le papa... On fera mieux une autre fois... Quel coup, Ors' Anton'!... Et dire que cela n’arrivera jamais à un brave garçon comme moi de faire coup double sur des gendarmes!

Tout en parlant, le bandit examinait le bras d’Orso et fendait sa manche avec son stylet.

- Ce n’est rien, dit-il. Voilà une redingote qui donnera de l’ouvrage à mademoiselle Colomba... Hein! qu’est-ce que je vois? cet accroc sur la poitrine?... Rien n’est entré par là? Non, vous ne seriez pas si gaillard. Voyons, essayez de remuer les doigts... Sentez-vous mes dents quand je vous mords le petit doigt?... Pas trop?... C’est égal, ce ne sera rien. Laissez-moi prendre votre mouchoir et votre cravate... Voilà votre redingote perdue... Pourquoi diable vous faire si beau? Alliez-vous à la noce?... Là, buvez une goutte de vin... Pourquoi donc ne portez-vous pas de gourde? Est-ce qu’un Corse sort jamais sans gourde?

Puis, au milieu du pansement, il s’interrompait pour s’écrier:

- Coup double! tous les deux roides morts!... C’est le curé qui va rire... Coup double! Ah! voici enfin cette petite tortue de Chilina.

Orso ne répondait pas. Il était pâle comme un mort et tremblait de tous ses membres.

- Chili, cria Brandolaccio, va regarder derrière ce mur. Hein?

L’enfant, s’aidant des pieds et des mains, grimpa sur le mur, et aussitôt qu’elle eut aperçu le cadavre d’Orlanduccio, elle fit le signe de la croix.

Ce n’est rien, continua le bandit: va voir plus loin, là-bas.

L’enfant fit un nouveau signe de croix.

- Est-ce vous, mon oncle? demanda-t-elle timidement.

- Moi, est-ce que je ne suis pas devenu un vieux bon à rien? Chili, c’est de l’ouvrage de monsieur. Fais-lui ton compliment.

- Mademoiselle en aura bien de la joie, dit Chilina, et elle sera bien fâchée de vous savoir blessé, Ors' Anton'. - Allons, Ors' Anton', dit le bandit après avoir achevé le pansement, voilà Chilina qui a rattrapé votre cheval. Montez et venez avec moi au maquis de la Stazzona. Bien avisé qui vous y trouverait. Nous vous y traiterons de notre mieux. Quand nous serons à la croix de Sainte-Christine, il faudra mettre pied à terre, Vous donnerez votre cheval à Chilina, qui s’en ira prévenir mademoiselle, et, chemin faisant, vous la chargerez de vos commissions. Vous pouvez tout dire à la petite, Ors' Anton': elle se ferait plutôt hacher que de trahir ses amis. Et d’un ton de tendresse: Va, coquine, disait-il, sois excommuniée, soit maudite, friponne! Brandolaccio, superstitieux comme beaucoup de bandits, craignait de fasciner les enfants en leur adressant des bénédictions ou des éloges, car on sait que les puissances mystérieuses qui président à l’Annocchiatura (1) ont la mauvaise habitude d’exécuter le contraire de nos souhaits. -- (1) Fascination involontaire qui s’exerce, soit par les yeux, soit par la parole.

- Où veux-tu que j’aille, Brando? dit Orso d’une voix éteinte.

- Parbleu! vous avez à choisir: en prison ou bien au maquis. Mais un della Rebbia ne connaît pas le chemin de la prison. Au maquis, Ors' Anton'. - Adieu donc toutes mes espérances! s’écria douloureusement le blessé.

- Vos espérances? Diantre! espériez-vous faire mieux avec un fusil à deux coups?... Ah çà! comment diable vous ont-ils touché? Il faut que ces gaillards-là aient la vie plus dure que les chats.

- Ils ont tiré les premiers, dit Orso.

- C’est vrai, j’oubliais... Pif! pif! boum! boum!... coup double d’une main (1)!... Quand on fera mieux, je m’irai pendre! Allons, vous voilà monté... avant de partir, regardez donc un peu votre ouvrage. Il n’est pas poli de quitter ainsi la compagnie sans lui dire adieu. -- (1) Si quelque chasseur incrédule me contestait le coup double de M. della Rebbia, je l’engagerais à aller à Sartène, et à se faire raconter comment un des habitants les plus distingués et les plus aimables de cette ville se tira seul, et le bras gauche cassé, d’une position au moins aussi dangereuse.

Orso donna des éperons à son cheval; pour rien au monde il n’eût voulu voir les malheureux à qui il venait de donner la mort.

- Tenez, Ors' Anton', dit le bandit s’emparant de la bride du cheval, voulez-vous que je vous parle franchement? Eh bien! sans vous offenser, ces deux pauvres jeunes gens me font de la peine. Je vous prie de m’excuser... Si beaux... si forts... si jeunes!... Orlanduccio avec qui j’ai chassé tant de fois... Il m’a donné, il y a quatre jours, un paquet de cigares... Vincentello, qui était toujours de si belle humeur... C’est vrai que vous avez fait ce que vous deviez faire... et d’ailleurs le coup est trop beau pour qu’on le regrette... Mais moi, je n’étais pas dans votre vengeance... Je sais que vous avez raison; quand on a un ennemi, il faut s’en défaire. Mais les Barricini, c’était une vieille famille... En voilà encore une qui fausse compagnie!... et par un coup double! c’est piquant.

Faisant ainsi l’oraison funèbre des Barricini, Brandolaccio conduisait en hâte Orso, Chilina et le chien Brusco vers le maquis de la Stazzona.