SÉNÈQUE : De la brièveté de la vie - Chapitre XX
(1) La condition de tous les gens occupés est malheureuse : plus malheureuse est celle des hommes qui chargent leur vie de soins qui ne sont pas pour eux, attendant pour dormir qu'un autre dorme, pour faire un pas qu'un autre marche, pour manger qu'un autre ait appétit.
L'amitié, la haine, les plus libres de toutes les affections, sont chez eux à commandement. Ceux-là, s'ils veulent savoir combien leur vie est courte, n'ont qu'à supputer la part qui en revient à leur usage. (2) Quoique vous les ayez vus souvent revêtus de la prétexte, quoique leur nom soit connu dans le forum, n'en soyez pas jaloux : ces avantages, ils les achètent aux dépens de leurs jours, et pour le plaisir d'attacher leur nom à une année, ils perdront toutes celles de leur vie.
Quelques-uns prennent leur essor ambitieux vers les hauts emplois, et dans cette lutte, dès leurs premiers efforts, la mort vient moissonner leurs jeunes ans : d'autres, après être parvenus, à force de bassesses, jusqu'au faîte des honneurs, ont été affligés par la triste pensée, qu'ils n'avaient travaillé que pour faire graver un vain titre sur leur tombe. Il en est enfin dont la décrépitude, tout occupée des fraîches espérances qui ne conviennent qu'à la jeunesse, a succombé de faiblesse au milieu de leurs grands et malencontreux efforts. (3) Honte à ce vieillard qui a rendu l'âme comme il défendait de vils plaideurs et recherchait les applaudissements d'un auditoire ignorant !
Honte à celui qui, plus tôt lassé de vivre que de travailler, a succombé au milieu de ces occupations ! Honte à celui qui, expirant sur les trésors qu'il amassait, devient la risée d'un héritier qu'il a longtemps fait attendre ! (4) Je ne puis passer sous silence un exemple qui se présente à mon esprit.
Turannius, vieillard d'une activité et d'une exactitude rares, était chargé de l'approvisionnement de Rome. Ayant à l'âge de quatre-vingt-dix ans, reçu de Caïus César, sans l'avoir offerte, la démission de sa charge, il se mit au lit, et ordonna à ses esclaves rassemblés autour de lui, de le pleurer comme mort. Toute la maison s'affligeait du loisir de son maître ; et les lamentations ne cessèrent que lorsqu'il fut rendu à ses fonctions. Est-il donc si doux de mourir occupé ? (5) La plupart des hommes ont le même désir ; la manie du travail survit en eux au pouvoir de travailler ; ils luttent contre la faiblesse du corps, et la vieillesse ne leur parait fâcheuse, que parce qu'elle les éloigne des affaires.
La loi dispense à cinquante ans de porter les armes, à soixante d'assister aux assemblées du sénat ; les hommes ont plus de peine à obtenir le repos d'eux-mêmes que de la loi. (6) Cependant, qu'ils sont entraînés et entraînent les autres, que l'un trouble la paix de l'autre, qu'ils se rendent réciproquement malheureux, la vie passe sans fruit, sans plaisir, sans aucun profit pour l'âme ; nul ne voit la mort en perspective, chacun porte au loin ses espérances.
Quelques-uns même règlent, pour un temps où ils ne seront plus, la construction de vastes mausolées, la dédicace de monuments publics, les jeux qui se célébreront auprès de leur bûcher, enfin tout l'attirail d'orgueilleuses obsèques, de magnifiques pompes funèbres. Mais, en vérité, les funérailles de ces gens-là devraient comme s'ils avaient très peu vécu, se faire à la lueur des torches et des flambeaux.