Chapitre 5
Nous en sommes au huitième jour de ma panne dans le désert. Et je dis :
– Ah, ils sont bien jolis tes souvenirs, mais je n'ai pas encore réparé mon avion. Je n'ai plus rien à boire. On va mourir de soif…
– Cherchons un puits.
Alors, on part tous les deux à la recherche d'un puits. On marche longtemps. Et la nuit tombe. Je vois les étoiles. Le petit prince est fatigué. On s'assoit. Il dit :
– Les étoiles sont belles, à cause d'une fleur que l'on ne voit pas… Et le désert est beau.
C'est vrai. J'ai toujours aimé le désert. On ne voit rien, on n'entend rien dans le désert et pourtant quelque chose rayonne en silence.
Le petit prince s'endort. Je le porte et continue la route. Il me semble que je porte un trésor fragile. Au matin, je suis devant un puits.
Le petit prince dit :
– Les hommes de chez toi cultivent cinq mille roses dans un même jardin et ils n'y trouvent pas ce qu'ils cherchent. Et pourtant ce qu'ils cherchent pourrait être trouvé dans une seule rose ou un peu d'eau. Mais, les yeux sont aveugles. Il faut chercher avec le coeur.
Je bois. Je me sens bien. Le petit prince dit :
– Tu ne dois pas oublier ta promesse.
– Quelle promesse ?
– Tu sais… une muselière pour mon mouton. Je suis responsable de cette fleur.
Je dessine alors une muselière. Mon coeur se serre en lui donnant le dessin.
– Tu as des projets que j'ignore…
– Tu sais… ma chute sur la Terre… demain c'en sera l'anniversaire… J'étais tombé tout près d'ici.
J'éprouve du chagrin sans comprendre.
– Alors, ce n'est pas un hasard si je t'ai rencontré il y a huit jours ici. Tu te dirigeais vers le point de ta chute ?
Le petit prince ne répond pas, mais il rougit. Quand on rougit ça signifie « oui », n'est-ce pas ? Je dis alors :
– J'ai peur…
Le petit prince répond :
– Tu dois travailler. Tu dois réparer ta machine. Je t'attends ici. Reviens demain soir.
Je ne suis pas rassuré. Je me souviens du renard. On risque de pleurer si l'on s'est laissé apprivoiser…
Il y a à côté du puits une ruine de vieux mur de pierre. Le lendemain, en arrivant, je vois le petit prince assis là-haut en train de parler :
– Tu ne t'en souviens pas ? Ce n'est pas tout à fait ici !
Il y a une autre voix qui répond :
– Si ! Si ! C'est bien le jour, mais ce n'est pas ici…
Moi, je ne vois pas avec qui mon ami parle.
– Tu as du bon venin ? Tu es sûr de ne pas me faire souffrir trop longtemps ?
Je m'arrête en entendant cette phrase. Je ne comprends toujours pas.
– Maintenant, va-t-en, je veux redescendre.
Je baisse alors les yeux vers le pied du mur. Il y a un serpent jaune, comme ceux qui tuent en trente secondes. J'ai peur et je sors mon revolver. Mais, je fais du bruit et le serpent s'enfuit. Je vais vers le petit prince qui tombe dans mes bras. Je le fais boire. Il est si pâle. Je sens son coeur battre. Il me dit :
– Je suis content que ta machine marche de nouveau.
– Mais, comment le sais-tu ?
Je venais justement lui annoncer que mon avion était réparé. Il dit alors :
– Moi aussi, je rentre chez moi. Mais, c'est bien plus loin, c'est bien plus difficile.
Je suis glacé par le sentiment de l'irréparable. Je ne supporte pas l'idée de ne plus entendre le rire du petit prince. C'est pour moi comme une fontaine dans le désert.
– Je veux encore t'entendre rire…
– Cette nuit, ça fera un an. Mon étoile se trouvera juste au-dessus de l'endroit où je suis tombé. La nuit, tu regarderas les étoiles. Elles seront toutes tes amies. Je vais te faire un cadeau…
Le petit prince rit :
– J'aime entendre ce rire…
– Justement ce sera ton cadeau.
– Quand tu regarderas le ciel la nuit, puisque j'habiterai dans l'une des étoiles et que je rirai, alors ce sera pour toi comme si toutes les étoiles riaient. Tu auras des étoiles qui savent rire ! Tu auras envie de rire avec moi. Ce sera comme si je t'avais donné des tas de petits grelots qui savent rire. Tu sais… cette nuit… ne viens pas. J'aurai l'air d'avoir mal. J'aurai un peu l'air de mourir. C'est comme ça. Ne viens pas. Ce n'est pas la peine. Je te dis ça à cause du serpent. Je ne veux pas qu'il te morde.
– Je ne te quitterai pas.
Cette nuit-là, le petit prince part sans faire de bruit. Mais, je le vois et je le rejoins. Il dit :
– Ah, tu es là… Tu as eu tort. Tu auras de la peine. J'aurai l'air d'être mort et ce ne sera pas vrai.
Moi, je me tais.
– Tu comprends, c'est trop loin où je vais. Je ne peux pas emporter ce corps. C'est trop lourd.
Il pleure.
– C'est là. Laisse-moi. Tu sais, ma fleur, j'en suis responsable. Et elle est tellement faible, naïve… Voilà, c'est tout…
Il fait un pas. Moi, je ne peux pas bouger. Il y a un éclair jaune près de sa cheville. Il ne crie pas. Il tombe doucement. Ça ne fait pas de bruit à cause du sable.
Maintenant, cela fait six ans. Je n'ai jamais raconté cette histoire.
Je sais que le petit prince est retourné sur sa planète car au lever du jour, je n'ai pas retrouvé son corps. J'aime la nuit écouter les étoiles. Mais, voilà. La muselière que j'ai dessinée pour le petit prince, j'ai oublié d'y ajouter la courroie de cuir ! Il n'aura jamais pu l'attacher au mouton.
Et je me demande : « Que s'est-il passé sur sa planète ? Peut-être bien que le mouton a mangé la fleur ? » Et parfois, je me dis : « Non, le petit prince enferme sa fleur sous son globe toutes les nuits. Et il surveille bien son mouton. » Alors, je suis heureux et toutes les étoiles rient doucement. Quelques fois aussi, je pense : « On est distrait une fois et ça suffit ! Il a oublié un soir le globe ou le mouton est sorti sans bruit… » Et tous les grelots se transforment en larmes.
C'est là un grand mystère. Si vous aimez le petit prince comme moi, rien n'est semblable dans l'univers si quelque part, on ne sait où, un mouton que nous ne connaissons pas a, oui ou non, mangé une rose…
Regardez le ciel et demandez-vous : « Le mouton oui ou non a-t-il mangé la fleur ? » Et vous verrez comme tout change.
Et aucune grande personne ne comprendra jamais que ça a tellement d'importance !