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Autour de la lune, Chapitre 21

Chapitre 21

L'émotion fut grande à bord de la Susquehanna. Officiers et matelots oubliaient ce danger terrible qu'ils venaient de courir, cette possibilité d'être écrasés et coulés par le fond. Ils ne songeaient qu'à la catastrophe qui terminait ce voyage. Ainsi donc, la plus audacieuse entreprise des temps anciens et modernes coûtait la vie aux hardis aventuriers qui l'avaient tentée. « Ce sont « eux » qui reviennent », avait dit le jeune midshipman, et tous l'avaient compris. Nul ne mettait en doute que ce bolide ne fût le projectile du Gun-Club. Quant aux voyageurs qu'il renfermait, les opinions étaient partagées sur leur sort. « Ils sont morts ! disait l'un. – Ils vivent, répondait l'autre. La couche d'eau est profonde, et leur chute a été amortie. – Mais l'air leur a manqué, reprenait celui-ci, et ils ont dû mourir asphyxiés ! – Brûlés ! répliquait celui-là. Le projectile n'était plus qu'une masse incandescente en traversant l'atmosphère. – Qu'importe ! répondait-on unanimement. Vivants ou morts, il faut les tirer de là ! » Cependant le capitaine Blomsberry avait réuni ses officiers, et, avec leur permission, il tenait conseil. Il s'agissait de prendre immédiatement un parti. Le plus pressé était de repêcher le projectile. Opération difficile, non impossible, pourtant. Mais la corvette manquait des engins nécessaires, qui devaient être à la fois puissants et précis. On résolut donc de la conduire au port le plus voisin et de donner avis au Gun-Club de la chute du boulet. Cette détermination fut prise à l'unanimité. Le choix du port dut être discuté. La côte voisine ne présentait aucun atterrage sur le vingt-septième

degré de latitude. Plus haut, au-dessus de la presqu'île de Monterey, se trouvait l'importante ville qui lui a donné son nom. Mais, assise sur les confins d'un véritable désert, elle ne se reliait point à l'intérieur par un réseau télégraphique, et l'électricité seule pouvait répandre assez rapidement cette importante nouvelle. À quelques degrés au-dessus s'ouvrait la baie de San Francisco. Par la capitale du pays de l'or, les communications seraient faciles avec le centre de l'Union. En moins de deux jours, la Susquehanna, forçant sa vapeur, pouvait être arrivée au port de San Francisco. Elle dut donc partir sans retard. Les feux étaient poussés. On pouvait appareiller immédiatement. Deux mille brasses de sonde restaient encore par le fond. Le capitaine Blomsberry, ne voulant pas perdre un temps précieux à les haler, résolut de couper sa ligne. « Nous fixerons le bout sur une bouée, dit-il, et cette bouée nous indiquera le point précis où le projectile est tombé.

– D'ailleurs, répondit le lieutenant Bronsfield, nous avons notre situation exacte : 27° 7' de latitude nord et 41° 37' de longitude ouest. – Bien, monsieur Bronsfield, répondit le capitaine, et, avec votre permission, faites couper la ligne. » Une forte bouée, renforcée encore par un accouplement d'espars, fut lancée à la surface de l'Océan. Le bout de la ligne fut solidement frappé dessus, et, soumise seulement au va-et-vient de la houle, cette bouée ne devait pas sensiblement dériver. En ce moment, l'ingénieur fit prévenir le capitaine qu'il avait de la pression, et que l'on pouvait partir. Le capitaine le fit remercier de cette excellente communication. Puis il donna la route au nord-nord-est. La corvette, évoluant, se dirigea à toute vapeur vers la baie de San Francisco. Il était trois heures du matin. Deux cent vingt lieues à franchir, c'était peu de chose pour une bonne marcheuse comme la Susquehanna. En trente-six heures, elle eut dévoré cet intervalle, et le 14 décembre, à une

heure vingt-sept minutes du soir, elle donnait dans la baie de San Francisco. À la vue de ce bâtiment de la marine nationale, arrivant à grande vitesse, son beaupré rasé, son mât de misaine étayé, la curiosité publique s'émut singulièrement. Une foule compacte fut bientôt rassemblée sur les quais, attendant le débarquement. Après avoir mouillé, le capitaine Blomsberry et le lieutenant Bronsfield descendirent dans un canot armé de huit avirons, qui les transporta rapidement à terre. Ils sautèrent sur le quai. « Le télégraphe ! » demandèrent-ils sans répondre aucunement aux mille questions qui leur étaient adressées. L'officier de port les conduisit lui-même au bureau télégraphique, au milieu d'un immense concours de curieux. Blomsberry et Bronsfield entrèrent dans le bureau, tandis que la foule s'écrasait à la porte. Quelques minutes plus tard, une dépêche, en

quadruple expédition, était lancée : 1° au secrétaire de la Marine, Washington ; 2° au viceprésident du Gun-Club, Baltimore ; 3° à l'honorable J.-T. Maston, Long's Peak, montagnes Rocheuses ; 4° au sous-directeur de l'Observatoire de Cambridge, Massachusetts. Elle était conçue en ces termes : « Par 20 degrés 7 minutes de latitude nord et 41 degrés 37 minutes de longitude ouest, ce 12 décembre, à une heure dix-sept minutes du matin, projectile de la Columbiad tombé dans le Pacifique. Envoyez instructions Blomsberry, commandant Susquehanna. » Cinq minutes après, toute la ville de San Francisco connaissait la nouvelle. Avant six heures du soir, les divers États de l'Union apprenaient la suprême catastrophe. Après minuit, par le câble, l'Europe entière savait le résultat de la grande tentative américaine. On renoncera à peindre l'effet produit dans le monde entier par ce dénouement inattendu. Au reçu de la dépêche, le secrétaire de la

Marine télégraphia à la Susquehanna l'ordre d'attendre dans la baie de San Francisco, sans éteindre ses feux. Jour et nuit, elle devait être prête à prendre la mer. L'Observatoire de Cambridge se réunit en séance extraordinaire, et, avec cette sérénité qui distingue les corps savants, il discuta paisiblement le point scientifique de la question. Au Gun-Club, il y eut explosion. Tous les artilleurs étaient réunis. Précisément, le viceprésident, l'honorable Wilcome, lisait cette dépêche prématurée, par laquelle J.-T. Maston et Belfast annonçaient que le projectile venait d'être aperçu dans le gigantesque réflecteur de Long's Peak. Cette communication portait, en outre, que le boulet, retenu par l'attraction de la Lune, jouait le rôle de sous-satellite dans le monde solaire. On connaît maintenant la vérité sur ce point. Cependant, à l'arrivée de la dépêche de Blomsberry, qui contredisait si formellement le télégramme de J.-T. Maston, deux partis se formèrent dans le sein du Gun-Club. D'un côté, le parti des gens qui admettaient la chute du projectile, et par conséquent le retour des voyageurs. De l'autre, le parti de ceux qui, s'en tenant aux observations de Long's Peak, concluaient à l'erreur du commandant de la Susquehanna. Pour ces derniers, le prétendu projectile n'était qu'un bolide, rien qu'un bolide, un globe filant qui, dans sa chute, avait fracassé l'avant de la corvette. On ne savait trop que répondre à leur argumentation, car la vitesse dont il était animé avait dû rendre très difficile l'observation de ce mobile. Le commandant de la Susquehanna et ses officiers avaient certainement pu se tromper de bonne foi. Un argument, néanmoins, militait en leur faveur : c'est que, si le projectile était tombé sur la Terre, sa rencontre avec le sphéroïde terrestre n'avait pu s'opérer que sur ce vingt-septième degré de latitude nord, et – en tenant compte du temps écoulé et du mouvement de rotation de la Terre –, entre le quarante et unième et le quarante-deuxième degré de longitude ouest. Quoi qu'il en soit, il fut décidé à l'unanimité, dans le Gun-Club, que Blomsberry frère, Bilsby et le major Elphiston gagneraient sans retard San Francisco, et aviseraient au moyen de retirer le projectile des profondeurs de l'Océan. Ces hommes dévoués partirent sans perdre un instant, et le rail-road, qui doit traverser bientôt toute l'Amérique centrale, les conduisit à SaintLouis, où les attendaient de rapides coachs-mails. Presque au même instant où le secrétaire de la Marine, le vice-président du Gun-Club et le sousdirecteur de l'Observatoire recevaient la dépêche de San Francisco, l'honorable J.-T. Maston éprouvait la plus violente émotion de toute son existence, émotion que ne lui avait même pas procuré l'éclatement de son célèbre canon, et qui faillit, une fois de plus, lui coûter la vie. On se rappelle que le secrétaire du Gun-Club était parti quelques instants après le projectile – et presque aussi vite que lui – pour le poste de Long's Peak dans les montagnes Rocheuses. Le savant J. Belfast, directeur de l'Observatoire de Cambridge, l'accompagnait. Arrivés à la station, les deux amis s'étaient installés sommairement, et ne quittaient plus le sommet de leur énorme télescope. On sait, en effet, que ce gigantesque instrument avait été établi dans les conditions des réflecteurs appelés « front view » par les Anglais. Cette disposition ne faisait subir qu'une seule réflexion aux objets, et en rendait, conséquemment, la vision plus claire. Il en résultait que J.-T. Maston et Belfast, quand ils observaient, étaient placés à la partie supérieure de l'instrument et non à la partie inférieure. Ils y arrivaient par un escalier tournant, chef-d'œuvre de légèreté, et au-dessous d'eux s'ouvrait ce puits de métal terminé par le miroir métallique, qui mesurait deux cent quatre-vingts pieds de profondeur. Or, c'était sur l'étroite plate-forme disposée au-dessus du télescope, que les deux savants passaient leur existence, maudissant le jour qui dérobait la Lune à leurs regards, et les nuages qui la voilaient obstinément pendant la nuit. Quelle fut donc leur joie, quand, après quelques jours d'attente, dans la nuit du 5 décembre, ils aperçurent le véhicule qui emportait leurs amis dans l'espace ! À cette joie

succéda une déception profonde, lorsque, se fiant à des observations incomplètes, ils lancèrent, avec leur premier télégramme à travers le monde, cette affirmation erronée qui faisait du projectile un satellite de la Lune gravitant dans un orbe immutable. Depuis cet instant, le boulet ne s'était plus montré à leurs yeux, disparition d'autant plus explicable, qu'il passait alors derrière le disque invisible de la Lune. Mais quand il dut réapparaître sur le disque visible, que l'on juge alors de l'impatience du bouillant J.-T. Maston et de son compagnon, non moins impatient que lui ! À chaque minute de la nuit, ils croyaient revoir le projectile, et ils ne la revoyaient pas ! De là, entre eux, des discussions incessantes, de violentes disputes. Belfast affirmant que le projectile n'était pas apparent, J.-T. Maston soutenant qu'il « lui crevait les yeux » ! « C'est le boulet ! répétait J.-T. Maston. – Non ! répondait Belfast. C'est une avalanche qui se détache d'une montagne lunaire ! – Eh bien, on le verra demain.

– Non ! on ne le verra plus ! Il est entraîné dans l'espace. – Si ! – Non ! » Et dans ces moments où les interjections pleuvaient comme grêle, l'irritabilité bien connue du secrétaire du Gun-Club constituait un danger permanent pour l'honorable Belfast. Cette existence à deux serait bientôt devenue impossible ; mais un événement inattendu coupa court à ces éternelles discussions. Pendant la nuit du 14 au 15 décembre, les deux irréconciliables amis étaient occupés à observer le disque lunaire. J.-T. Maston injuriait, suivant sa coutume, le savant Belfast, qui se montait de son côté. Le secrétaire du Gun-Club soutenait pour la millième fois qu'il venait d'apercevoir le projectile, ajoutant même que la face de Michel Ardan s'était montrée à travers un des hublots. Il appuyait encore son argumentation par une série de gestes que son redoutable crochet rendait fort inquiétants.

En ce moment, le domestique de Belfast apparut sur la plate-forme – il était dix heures du soir –, et il lui remit une dépêche. C'était le télégramme du commandant de la Susquehanna. Belfast déchira l'enveloppe, lut, et poussa un cri. « Hein ! fit J.-T. Maston. – Le boulet ! – Eh bien ? – Il est retombé sur la Terre ! » Un nouveau cri, un hurlement cette fois, lui répondit. Il se tourna vers J.-T. Maston. L'infortuné, imprudemment penché sur le tube de métal, avait disparu dans l'immense télescope ! Une chute de deux cent quatre-vingts pieds ! Belfast, éperdu, se précipita vers l'orifice du réflecteur. Il respira, J.-T. Maston, retenu par son crochet de métal, se tenait à l'un des étrésillons qui maintenaient l'écartement du télescope. Il poussait des cris formidables.

Belfast appela. Ses aides accoururent. Des palans furent installés, et on hissa, non sans peine, l'imprudent secrétaire du Gun-Club. Il reparut sans accident à l'orifice supérieur. « Hein ! dit-il, si j'avais cassé le miroir ! – Vous l'auriez payé, répondit sévèrement Belfast. – Et ce damné boulet est tombé ? demanda J.T. Maston. – Dans le Pacifique ! – Partons. » Un quart d'heure après, les deux savants descendaient la pente des montagnes Rocheuses, et deux jours après, en même temps que leurs amis du Gun-Club, ils arrivaient à San Francisco, ayant crevé cinq chevaux sur leur route. Elphiston, Blomsberry frère, Bilsby, s'étaient précipités vers eux à leur arrivée. « Que faire ? s'écrièrent-ils. – Repêcher le boulet, répondit J.-T. Maston, et le plus tôt possible !

Chapitre 21 Chapter 21

L'émotion fut grande à bord de la Susquehanna. Officiers et matelots oubliaient ce danger terrible qu'ils venaient de courir, cette possibilité d'être écrasés et coulés par le fond. Ils ne songeaient qu'à la catastrophe qui terminait ce voyage. Ainsi donc, la plus audacieuse entreprise des temps anciens et modernes coûtait la vie aux hardis aventuriers qui l'avaient tentée. « Ce sont « eux » qui reviennent », avait dit le jeune midshipman, et tous l'avaient compris. Nul ne mettait en doute que ce bolide ne fût le projectile du Gun-Club. Quant aux voyageurs qu'il renfermait, les opinions étaient partagées sur leur sort. « Ils sont morts ! disait l'un. – Ils vivent, répondait l'autre. La couche d'eau est profonde, et leur chute a été amortie. – Mais l'air leur a manqué, reprenait celui-ci, et ils ont dû mourir asphyxiés ! – Brûlés ! répliquait celui-là. Le projectile n'était plus qu'une masse incandescente en traversant l'atmosphère. – Qu'importe ! répondait-on unanimement. Vivants ou morts, il faut les tirer de là ! » Cependant le capitaine Blomsberry avait réuni ses officiers, et, avec leur permission, il tenait conseil. Il s'agissait de prendre immédiatement un parti. Le plus pressé était de repêcher le projectile. Opération difficile, non impossible, pourtant. Mais la corvette manquait des engins nécessaires, qui devaient être à la fois puissants et précis. On résolut donc de la conduire au port le plus voisin et de donner avis au Gun-Club de la chute du boulet. Cette détermination fut prise à l'unanimité. Le choix du port dut être discuté. La côte voisine ne présentait aucun atterrage sur le vingt-septième

degré de latitude. Plus haut, au-dessus de la presqu'île de Monterey, se trouvait l'importante ville qui lui a donné son nom. Mais, assise sur les confins d'un véritable désert, elle ne se reliait point à l'intérieur par un réseau télégraphique, et l'électricité seule pouvait répandre assez rapidement cette importante nouvelle. À quelques degrés au-dessus s'ouvrait la baie de San Francisco. Par la capitale du pays de l'or, les communications seraient faciles avec le centre de l'Union. En moins de deux jours, la Susquehanna, forçant sa vapeur, pouvait être arrivée au port de San Francisco. Elle dut donc partir sans retard. Les feux étaient poussés. On pouvait appareiller immédiatement. Deux mille brasses de sonde restaient encore par le fond. Le capitaine Blomsberry, ne voulant pas perdre un temps précieux à les haler, résolut de couper sa ligne. « Nous fixerons le bout sur une bouée, dit-il, et cette bouée nous indiquera le point précis où le projectile est tombé.

– D'ailleurs, répondit le lieutenant Bronsfield, nous avons notre situation exacte : 27° 7' de latitude nord et 41° 37' de longitude ouest. – Bien, monsieur Bronsfield, répondit le capitaine, et, avec votre permission, faites couper la ligne. » Une forte bouée, renforcée encore par un accouplement d'espars, fut lancée à la surface de l'Océan. Le bout de la ligne fut solidement frappé dessus, et, soumise seulement au va-et-vient de la houle, cette bouée ne devait pas sensiblement dériver. En ce moment, l'ingénieur fit prévenir le capitaine qu'il avait de la pression, et que l'on pouvait partir. Le capitaine le fit remercier de cette excellente communication. Puis il donna la route au nord-nord-est. La corvette, évoluant, se dirigea à toute vapeur vers la baie de San Francisco. Il était trois heures du matin. Deux cent vingt lieues à franchir, c'était peu de chose pour une bonne marcheuse comme la Susquehanna. En trente-six heures, elle eut dévoré cet intervalle, et le 14 décembre, à une

heure vingt-sept minutes du soir, elle donnait dans la baie de San Francisco. À la vue de ce bâtiment de la marine nationale, arrivant à grande vitesse, son beaupré rasé, son mât de misaine étayé, la curiosité publique s'émut singulièrement. Une foule compacte fut bientôt rassemblée sur les quais, attendant le débarquement. Après avoir mouillé, le capitaine Blomsberry et le lieutenant Bronsfield descendirent dans un canot armé de huit avirons, qui les transporta rapidement à terre. Ils sautèrent sur le quai. « Le télégraphe ! » demandèrent-ils sans répondre aucunement aux mille questions qui leur étaient adressées. L'officier de port les conduisit lui-même au bureau télégraphique, au milieu d'un immense concours de curieux. Blomsberry et Bronsfield entrèrent dans le bureau, tandis que la foule s'écrasait à la porte. Quelques minutes plus tard, une dépêche, en

quadruple expédition, était lancée : 1° au secrétaire de la Marine, Washington ; 2° au viceprésident du Gun-Club, Baltimore ; 3° à l'honorable J.-T. Maston, Long's Peak, montagnes Rocheuses ; 4° au sous-directeur de l'Observatoire de Cambridge, Massachusetts. Elle était conçue en ces termes : « Par 20 degrés 7 minutes de latitude nord et 41 degrés 37 minutes de longitude ouest, ce 12 décembre, à une heure dix-sept minutes du matin, projectile de la Columbiad tombé dans le Pacifique. Envoyez instructions Blomsberry, commandant Susquehanna. » Cinq minutes après, toute la ville de San Francisco connaissait la nouvelle. Avant six heures du soir, les divers États de l'Union apprenaient la suprême catastrophe. Après minuit, par le câble, l'Europe entière savait le résultat de la grande tentative américaine. On renoncera à peindre l'effet produit dans le monde entier par ce dénouement inattendu. Au reçu de la dépêche, le secrétaire de la

Marine télégraphia à la Susquehanna l'ordre d'attendre dans la baie de San Francisco, sans éteindre ses feux. Jour et nuit, elle devait être prête à prendre la mer. L'Observatoire de Cambridge se réunit en séance extraordinaire, et, avec cette sérénité qui distingue les corps savants, il discuta paisiblement le point scientifique de la question. Au Gun-Club, il y eut explosion. Tous les artilleurs étaient réunis. Précisément, le viceprésident, l'honorable Wilcome, lisait cette dépêche prématurée, par laquelle J.-T. Maston et Belfast annonçaient que le projectile venait d'être aperçu dans le gigantesque réflecteur de Long's Peak. Cette communication portait, en outre, que le boulet, retenu par l'attraction de la Lune, jouait le rôle de sous-satellite dans le monde solaire. On connaît maintenant la vérité sur ce point. Cependant, à l'arrivée de la dépêche de Blomsberry, qui contredisait si formellement le télégramme de J.-T. Maston, deux partis se formèrent dans le sein du Gun-Club. D'un côté, le parti des gens qui admettaient la chute du projectile, et par conséquent le retour des voyageurs. De l'autre, le parti de ceux qui, s'en tenant aux observations de Long's Peak, concluaient à l'erreur du commandant de la Susquehanna. Pour ces derniers, le prétendu projectile n'était qu'un bolide, rien qu'un bolide, un globe filant qui, dans sa chute, avait fracassé l'avant de la corvette. On ne savait trop que répondre à leur argumentation, car la vitesse dont il était animé avait dû rendre très difficile l'observation de ce mobile. Le commandant de la Susquehanna et ses officiers avaient certainement pu se tromper de bonne foi. Un argument, néanmoins, militait en leur faveur : c'est que, si le projectile était tombé sur la Terre, sa rencontre avec le sphéroïde terrestre n'avait pu s'opérer que sur ce vingt-septième degré de latitude nord, et – en tenant compte du temps écoulé et du mouvement de rotation de la Terre –, entre le quarante et unième et le quarante-deuxième degré de longitude ouest. Quoi qu'il en soit, il fut décidé à l'unanimité, dans le Gun-Club, que Blomsberry frère, Bilsby et le major Elphiston gagneraient sans retard San Francisco, et aviseraient au moyen de retirer le projectile des profondeurs de l'Océan. Ces hommes dévoués partirent sans perdre un instant, et le rail-road, qui doit traverser bientôt toute l'Amérique centrale, les conduisit à SaintLouis, où les attendaient de rapides coachs-mails. Presque au même instant où le secrétaire de la Marine, le vice-président du Gun-Club et le sousdirecteur de l'Observatoire recevaient la dépêche de San Francisco, l'honorable J.-T. Maston éprouvait la plus violente émotion de toute son existence, émotion que ne lui avait même pas procuré l'éclatement de son célèbre canon, et qui faillit, une fois de plus, lui coûter la vie. On se rappelle que le secrétaire du Gun-Club était parti quelques instants après le projectile – et presque aussi vite que lui – pour le poste de Long's Peak dans les montagnes Rocheuses. Le savant J. Belfast, directeur de l'Observatoire de Cambridge, l'accompagnait. Arrivés à la station, les deux amis s'étaient installés sommairement, et ne quittaient plus le sommet de leur énorme télescope. On sait, en effet, que ce gigantesque instrument avait été établi dans les conditions des réflecteurs appelés « front view » par les Anglais. Cette disposition ne faisait subir qu'une seule réflexion aux objets, et en rendait, conséquemment, la vision plus claire. Il en résultait que J.-T. Maston et Belfast, quand ils observaient, étaient placés à la partie supérieure de l'instrument et non à la partie inférieure. Ils y arrivaient par un escalier tournant, chef-d'œuvre de légèreté, et au-dessous d'eux s'ouvrait ce puits de métal terminé par le miroir métallique, qui mesurait deux cent quatre-vingts pieds de profondeur. Or, c'était sur l'étroite plate-forme disposée au-dessus du télescope, que les deux savants passaient leur existence, maudissant le jour qui dérobait la Lune à leurs regards, et les nuages qui la voilaient obstinément pendant la nuit. Quelle fut donc leur joie, quand, après quelques jours d'attente, dans la nuit du 5 décembre, ils aperçurent le véhicule qui emportait leurs amis dans l'espace ! À cette joie

succéda une déception profonde, lorsque, se fiant à des observations incomplètes, ils lancèrent, avec leur premier télégramme à travers le monde, cette affirmation erronée qui faisait du projectile un satellite de la Lune gravitant dans un orbe immutable. Depuis cet instant, le boulet ne s'était plus montré à leurs yeux, disparition d'autant plus explicable, qu'il passait alors derrière le disque invisible de la Lune. Mais quand il dut réapparaître sur le disque visible, que l'on juge alors de l'impatience du bouillant J.-T. Maston et de son compagnon, non moins impatient que lui ! À chaque minute de la nuit, ils croyaient revoir le projectile, et ils ne la revoyaient pas ! De là, entre eux, des discussions incessantes, de violentes disputes. Belfast affirmant que le projectile n'était pas apparent, J.-T. Maston soutenant qu'il « lui crevait les yeux » ! « C'est le boulet ! répétait J.-T. Maston. – Non ! répondait Belfast. C'est une avalanche qui se détache d'une montagne lunaire ! – Eh bien, on le verra demain.

– Non ! on ne le verra plus ! Il est entraîné dans l'espace. – Si ! – Non ! » Et dans ces moments où les interjections pleuvaient comme grêle, l'irritabilité bien connue du secrétaire du Gun-Club constituait un danger permanent pour l'honorable Belfast. Cette existence à deux serait bientôt devenue impossible ; mais un événement inattendu coupa court à ces éternelles discussions. Pendant la nuit du 14 au 15 décembre, les deux irréconciliables amis étaient occupés à observer le disque lunaire. J.-T. Maston injuriait, suivant sa coutume, le savant Belfast, qui se montait de son côté. Le secrétaire du Gun-Club soutenait pour la millième fois qu'il venait d'apercevoir le projectile, ajoutant même que la face de Michel Ardan s'était montrée à travers un des hublots. Il appuyait encore son argumentation par une série de gestes que son redoutable crochet rendait fort inquiétants.

En ce moment, le domestique de Belfast apparut sur la plate-forme – il était dix heures du soir –, et il lui remit une dépêche. C'était le télégramme du commandant de la Susquehanna. Belfast déchira l'enveloppe, lut, et poussa un cri. « Hein ! fit J.-T. Maston. – Le boulet ! – Eh bien ? – Il est retombé sur la Terre ! » Un nouveau cri, un hurlement cette fois, lui répondit. Il se tourna vers J.-T. Maston. L'infortuné, imprudemment penché sur le tube de métal, avait disparu dans l'immense télescope ! Une chute de deux cent quatre-vingts pieds ! Belfast, éperdu, se précipita vers l'orifice du réflecteur. Il respira, J.-T. Maston, retenu par son crochet de métal, se tenait à l'un des étrésillons qui maintenaient l'écartement du télescope. Il poussait des cris formidables.

Belfast appela. Ses aides accoururent. Des palans furent installés, et on hissa, non sans peine, l'imprudent secrétaire du Gun-Club. Il reparut sans accident à l'orifice supérieur. « Hein ! dit-il, si j'avais cassé le miroir ! – Vous l'auriez payé, répondit sévèrement Belfast. – Et ce damné boulet est tombé ? demanda J.T. Maston. – Dans le Pacifique ! – Partons. » Un quart d'heure après, les deux savants descendaient la pente des montagnes Rocheuses, et deux jours après, en même temps que leurs amis du Gun-Club, ils arrivaient à San Francisco, ayant crevé cinq chevaux sur leur route. Elphiston, Blomsberry frère, Bilsby, s'étaient précipités vers eux à leur arrivée. « Que faire ? s'écrièrent-ils. – Repêcher le boulet, répondit J.-T. Maston, et le plus tôt possible !