Leçon 51 - Revue et défilé
(Mireille, Robert, Colette, Hubert, et Jean-Michel s'installent à la terrasse des Deux Magots.)
Jean-Michel: C'est une drôle d'idée de venir prendre un pot ici.
Vous ne trouvez pas que ça fait un peu snob, non?
Hubert: Pas du tout! Moi, je trouve ça tout à fait naturel! Regardez, c'est le rendez-vous de l'élite intellectuelle! Et puis ça fait partie de l'éducation de Robert. C'est un café historique. (À Robert) Ça ne vous fait pas quelque chose de penser que vous êtes peut-être assis sur la chaise de Jean-Paul Sartre?
Robert: Si, si, si! Je me suis déjà assis sur la chaise d'Hemingway à la Closerie des Lilas. Mon postérieur est très honoré. Je vais avoir un postérieur bien frotté de littérature.
Hubert (au garçon): Garçon, [Oui, Monsieur] une bouteille de cidre bouché, s'il vous plaît!
Le garçon: Je suis désolé, nous n'en avons pas, Monsieur.
Hubert: Mademoiselle veut une bouteille de cidre.
Le garçon: Mais puisque je vous dis que nous n'en avons pas, Monsieur.
Hubert: Débrouillez-vous! Trouvez-nous du cidre... de Normandie! Trouvez-nous du cidre . . . de Normandie!
(À ce moment-là, Mireille, qui fait face au boulevard, s'écrie, avec le plus grand étonnement: “Tiens, comme c'est curieux!” Jean-Pierre Bourdon passe sur le trottoir.)
Mireille: Mais oui, c'est Jean-Pierre, lui-même!.. Qu'est-ce que vous faites là?... Vous venez prendre un pot avec nous?...
Jean-Pierre: Non, merci... Je regrette, mais je ne peux pas... Je suis pressé: j'ai un rendezvous avec une fille superbe à la Martinique, au Club Med... Je me dépêche, sinon je vais rater mon avion. Ciao!...
(Et il s'en va.)...
Colette: Eh bien, il n'a pas changé, celui-là!... Toujours aussi puant!...
(Une dame passe sur le trottoir avec un chat dans les bras.)...
Robert (à Mireille): Tiens, dis, regarde, ce n'est pas ta marraine, ça, la dame avec le chat?...
Mme Courtois (apercevant Mireille): Ah, ma petite Minouche!...... Qu'est-ce que tu fais là?... Tu as passé tes examens?... Tu es reçue? Tu vois, moi, j'emmène Minouche en pension. Nous partons ce soir pour la Bulgarie. Il paraît que c'est formidable. Je vais faire une cure de yaourt! Malheureusement, ils n'ont pas voulu donner son visa à Minouche. Elle va s'ennuyer, la pauvre chérie, toute seule à Paris. Tu ne voudrais pas aller la voir, de temps en temps?
Mireille: Ah, non, je suis désolée, je ne pourrai pas. Nous partons tous demain matin à l'aube.
Hubert (au garçon): Alors, cette bouteille de cidre?
Le garçon: Oui, Monsieur, je m'en occupe.
Hubert: Du cidre normand, hein?
(Et le garçon se dirige vers une autre table).
Mireille: Eh, pas possible, mais c'est Ghislaine! Ghislaine, où vas-tu comme ça?
Ghislaine: Je pars en Angleterre, à Brighton, Bruce m'attend. Bye, je t'enverrai des cartes postales!
Hubert (au garçon): Notre cidre?
Le garçon: Tout de suite, Monsieur, je vous l'apporte.
(Et le garçon se dirige vers une autre table.)
(Deux jeunes gens passent à vélo.)
Colette (à Mireille): Dis donc, ce n'est pas ta soeur, là-bas, sur ce magnifique vélo de course à dix vitesses?
Mireille: Mais si! C'est Cécile et son mari! Quelle surprise et quelle coïncidence! Cécile! C'est à vous, ces vélos?
Cécile: Oui, on vient de les acheter au B.H.V. On part demain au Portugal.
Mireille: À vélo?
Cécile: À vélo.
Colette: Rapportez-moi une bouteille de porto... Je vous rembourserai. (Aux autres) Il paraît qu'il est pour rien, là-bas.
Hubert (au garçon): Ce cidre? On commence à avoir soif!
Le garçon: Une minute, Monsieur!
Mireille: Mais ça, c'est formidable! Oncle Victor!
Hubert: Un de tes oncles? Où ça?
Mireille: Mais oui, là-bas, dans la petite 2CV qui vient de s'arrêter au feu rouge, avec les cannes à pêche et les valises sur la galerie. Eh, Tonton Victor, tu vas à Brest?
Oncle Victor: Non, je vais à Bordeaux.
Hubert: C'est dommage qu'il n'aille pas en Bretagne! On aurait pu lui demander de nous la rapporter, cette bouteille de cidre!
Colette: Ah, non! Moi, je tiens à mon cidre de Normandie.
Hubert: Dites donc, garçon, ce cidre, ça vient?
Le garçon: Mais certainement, Monsieur.
(Un peu plus tard . . . )
Mireille: Comme c'est curieux, comme c'est bizarre! Mais oui, c'est Tonton Guillaume dans ce vieux tacot! Eh, Tonton Guillaume, qu'est-ce que tu as fait de ta 604?
Guillaume: Je l'ai vendue! Oui, je suis ruiné, ma pauvre petite Mireille! J'ai tout perdu à la roulette, au casino à Monte-Carlo. Il ne me reste rien. J'ai besoin de changer d'horizon. Je vais refaire ma vie. Je pars pour Katmandou. Ben oui, il paraît qu'on peut y vivre pour trois fois rien.
Mireille: Pauvre Tonton Guillaume! Tu veux que je te prête mon sac de couchage?
Guillaume: Non, merci, tu es gentille. Ce n'est pas la peine. Je file!
Robert: Tiens, il me semble que je reconnais ces belles jambes musclées!
Colette (intéressée): Où? Où? Où ça?
Robert: Là, le type sur le Vélosolex! Qu'est-ce qu'il a fait de son Alpine 310, celui-là?
Mireille: Lui? Mais il n'a jamais eu d'Alpine! Il est fauché comme les blés. Il n'a pas un rond. Hé, Fersen, où est-ce que tu vas comme ça? ...
Fersen: Je pars pour la Grèce: Delphes, le théâtre d'Epidaure, le Parthénon. Et vous, vous partez, non?
Mireille: Oui, demain, à l'aube.
Colette: Dès qu'on aura bu notre cidre.
Fersen: À votre santé! Skoal!
Hubert (au garçon): Alors, ce cidre?
Le garçon: Oui, oui, il arrive.
(Arrive un magnifique cabriolet décapotable.)
Mireille: Eh, mais pincez-moi, dites-moi que je rêve! Ce n'est pas possible! Mais non, il n'y a pas d'erreur! C'est bien elle!
Hubert: Qui?
Mireille: Mais si, c'est elle!
Colette: Mais qui?
Mireille: Mais là-bas, dans le cabriolet bleu pâle, avec les lunettes de soleil et la grande écharpe Balenciaga.
Robert: Mais qui, enfin?...
Mireille: Mais là, vous ne voyez pas? Dans la décapotable, à côté du beau type brun tout bronzé, avec la chemise en soie de chez Bronzini, et le collier de barbe noire et les lunettes noires! ...
Colette: Ah, il n'est pas mal, le beau ténébreux, mais qui est la nana?...
Mireille: Mais la nana, la nana! Mais tu ne la reconnais pas? C'est ma tante Georgette, voyons!...
Colette: Non, pas possible!...
Mireille: Mais si, je t'assure!.. C'est ma tante Georgette!...
(Mireille se lève et s'approche de la décapotable.)...
Georgette (apercevant Mireille): Houhou, Mireille!... Tu ne devineras jamais ce qui m'arrive... Je te le donne en mille!
Georgette: Tu n'as pas lu, dans les journaux?..
Georgette: Tu n'as pas lu, dans les journaux? J'ai gagné le gros lot à la loterie!..
Mireille: Ce n'est pas vrai!.. Mais comment ça? Tu achètes des billets, maintenant?..
Georgette: Penses-tu!.. Il y a longtemps que je n'en achète plus.. Je ne gagnais jamais! Non, c'est un billet que Fido a trouvé pendant que je le promenais le long de la grille du Luxembourg. Un drôle de numéro: rien que des 9: 99 999 999 GG. Cinq cent mille balles qu'il a gagnées, ce numéro! Et le lendemain, j'ai retrouvé Georges! Alors, nous partons vivre notre vie en Orient: nous allons en Inde, nous allons nous fiancer au Taj-Mahal, puis nous irons en Iran respirer les roses d'Ispahan. Ah, ce n'est pas enivrant, tout ça?
Mireille (qui a rejoint les autres): Elle va se fiancer au Taj-Mahal!
Hubert: À son âge? C'est délirant! Alors, garçon, ce cidre normand?
Le garçon: Le voilà, Monsieur.
Colette: Enfin!
Jean-Michel: Pas trop tôt!
Hubert: Nous avons failli attendre, comme dirait Louis XIV!
Mireille: Mieux vaut tard que jamais, comme dirait ma tante Georgette!
Robert: Tout vient à point à qui sait attendre, comme dirait ma mère.
Hubert (au garçon): Donnez-nous vite cette bouteille. Nous allons la déboucher nous-mêmes.
Le garçon: Méfiez-vous, Monsieur, c'est du mousseux.
Hubert: Tenez, Robert. À vous l'honneur. Attention de ne pas faire sauter le bouchon. Allez-y doucement!
(Robert sollicite le bouchon avec des précautions infinies mais pourtant insuffisantes. Le bouchon saute. Une gerbe de cidre mousseux inonde la veste en seersucker de Robert et la jupe rouge de Mireille. Le bouchon vient frapper en plein visage le garçon, qui laisse tomber son plateau. Les verres se cassent en mille morceaux. Le bouchon continue sa trajectoire au-dessus de deux groupes de consommateurs et vient frapper en plein front un monsieur qui se lève et s'enfuit précipitamment en renversant deux ou trois chaises, et en abandonnant sur sa table une tasse de café noir, des lunettes noires, et un carnet d'où s'échappent plusieurs photos, et dont les pages sont noircies de notes. En haut de la première page, on peut lire: Mireille Belleau, 18, rue de Vaugirard, Paris, 6ème. Etudiante en histoire de l'art. Attention, elle fait du karaté. Il faut absolument la surprendre seule le plus vite possible. Malheureusement, elle est presque toujours accompagnée d'un grand jeune homme brun. Plan d'attaque: [illisible, illisible].
Malheureusement, le reste des notes est absolument indéchiffrable.)