La véritable histoire des nains (2)
Ce lien avec la terre, il se retrouve totalement dans la littérature actuelle.
Chez Tolkien, les villes des nains, comme la Moria, ont ainsi été creusées sous des
chaînes montagneuses.
Dans le monde de Mystara, développé en 1988 pour le jeu de rôle Donjons & Dragons, le
pays des nains s'appelle Roclogis (« Rockhome » en anglais) pour bien signifier que les cités
naines sont creusées dans la pierre, voire même dans d'immenses stalactites.
Deuxième caractéristique, les nains sont associés à la terre, à la montagne et sont,
par extension, associés aux métaux et à leur travail, notamment des plus précieux.
Certains des noms employés dans l'Edda renvoient d'ailleurs à cette caractéristique,
comme Hanarr ou Harr (« habile de ses mains ») ou Fili (« Limeur »). Beaucoup de nains
forgent des armes magiques, comme Dvalin qui fabrique la terrible épée Tyrfing, image
que l'on retrouve dans l'univers des comics Marvel dans lequel Eitri créé les marteaux
Mjnolnir puis Stormbreaker.
D'autres nains possèdent des objets merveilleux faits souvent d'or, comme l'anneau d'Andravi
que Loki finit par lui arracher.
Le nain maudit alors l'objet, affirmant qu'il provoquera la mort de ceux qui le
posséderont, récit qui va inspirer plus tard Richard Wagner.
Au XVIe siècle, l'humaniste allemand Georgius Agricola, dans son livre Des Esprits souterrains
(1549) dépeint les nains comme de vieux artisans, habillés comme des mineurs.
Cette image, on la retrouve dans le conte Blanche-Neige, mis pour la première fois
par écrit en allemand par les frères Grimm en 1812, où les nains qui accueillent l'héroïne
ont des attributs renvoyant à l'artisanat et au travail de la mine, comme sur cette
carte postale norvégienne de la fin du XIXe siècle.
Rien que de voir cette image, ça me donne envie de chanter avec eux qu'ils rentrent
du boulot ! Pour l'historien Claude Lecouteux, ce lien
avec la terre équivaudrait à une connexion avec la mort.
Cette 3 ème caractéristique ressort non seulement dans les noms, par exemple avec
“Dain” veut dire « mort » en vieux norrois, mais aussi dans plusieurs textes
où, après avoir suivi un nain dans un rocher, nombre de héros quittent définitivement
le monde des vivants.
C'est le cas par exemple du roi Sveigdir, comme le raconte Snorri Sturluson.
On peut également parler de Herla, un autre monarque mis en scène par un clerc anglais
du XIIe siècle, Gautier Map.
Ce dernier reçoit d'un nain d'immenses cadeaux durant ses noces.
En échange, le souverain doit assister à celle de son bienfaiteur.
Il le suit à cheval avec quelques compagnons sous un rocher gigantesque, où il reste trois
jours.
Mais, lorsqu'il revient à la surface, des siècles ont passé et ses chevaliers, en
descendant de leur monture, sont réduits en poussière.
Depuis, Herla, maudit, toujours incapable de mettre pied à terre, chevauche avec sa
troupe et hante les vivants.
Il ne manque plus qu'Aragorn pour les remettre dans le droit chemin.
S'ils sont associés au trépas, les nains sont considérés souvent comme des êtres
disgracieux voire maléfiques.
Par exemple le nain Tronc dans Ysaÿe le triste, n'est pas franchement folichon quand on
le regarde et pour le coup, c'est assez vrai pour la plupart des autres nains.
L'aspect repoussant des nains se retrouve dans les contes du XIXe siècle, comme dans
cette peinture de Blanche Neige réalisée par l'anglais John D.
Batten en 1897, où les nains ont des nez crochus et sont bossus.
Et pour le coup, ce physique particulier perdure dans la fantasy, ou les nains sont décrits
le plus souvent comme des êtres patauds, auxquels on oppose la grâce des elfes.
Et puisque qu'au Moyen ge on associe le corps au reflet de l'âme, le fait de présenter
les nains comme des mochetés signifie clairement qu'ils sont malveillants voire maléfiques.
Et encore une fois, elle fait du chevalier, courtois et beau, un être supérieur au nain,
un nain assimilé lui à un homme du peuple qui use pour parvenir à ses fins non pas
de courage et de compétence guerrière comme le chevalier, mais de ruse, de tromperie,
voire de maléfices !
On en a un exemple assez criant avec Frocin, le nain astrologue du perfide roi Marc dans
Le Roman de Tristan ou bien Alberich lui-même qui, comme nous l'avons vu, viole une reine.
En fait, même les plus positifs et les plus beaux d'entre eux conservent une part d'ambiguïté,
comme Auberon, dont la petite taille est due à une malédiction dont il a été victime
à la naissance.
Dans les anciennes langues germaniques, on a d'ailleurs plusieurs termes qui désignent
un nain comme vieil allemand zwerc, le norrois dvergr ou encore le viel-anglais dveorg, qui
seraient issus selon Claude Lecouteux de la racine indo-européenne dhuer qui signifie
« tromper, nuire ».
Quand je relis ce genre d'infos dans ce script que j'ai préparé avec l'Historien
William Blanc, je me dis qu'il prend un malin plaisir à caler un maximum de références
avec des noms bien relous à prononcer.
Juste pour le plaisir de me voir galérer et j'en suis sûr, pour votre plaisir aussi
! Bref ! Malgré ces 4 caractéristiques à peu près
fixes (même s'il existe d'importantes exceptions), l'image des nains va connaître,
au XIXe siècle, des bouleversements assez importants.
Ils apparaissent désormais comme des créatures associées au Moyen ge, à un temps magique
et ancien que les romantiques opposent à une Europe qui s'engage à plein régime
dans le monde moderne, comme on peut le voir dans cette peinture de Carl Spitzweg intitulé
“Gnome regardant le train”.
Réalisée en 1848, alors que l'Europe s'industrialise massivement notamment grâce au chemin de
fer, cette toile met en scène au premier plan un personnage qui a de nombreux attributs
d'un nain.
Immobile, dans l'obscurité d'une grotte qui s'ouvre sur une forêt, il regarde passer
au loin une locomotive lancée à toute vitesse vers une ville que l'on distingue à peine.
Ce nain incarne ici, on l'aura compris, le vieux monde, petit, insignifiant devant
l'horizon qui s'offre à lui, qui contemple l'immensité de la société industrielle
s'installer dans le paysage.
Il est placé de dos, au premier plan, comme s'il était à la place du peintre.
On pourrait même imaginer une sorte de mélancolie et de fatalisme de ce dernier face aux bouleversements
qui secouent alors l'Europe et le monde.
Mais cette image nostalgique sera par la suite, notamment dans Le Seigneur des Anneaux, plus
associée aux elfes qu'aux nains.
Et c'est vrai qu'aujourd'hui la nostalgie, qu'on peut associer à une forme de romantisme,
ne se manifeste pas trop chez les nains.
Ou alors faut me présenter un nain romantique...qui offre des bières pour pécho peut être…
Ce changement de représentation chez les nains, il le faut en bonne partie grâce à
Richard Wagner, le compositeur.
C'est sans doute lui qui, avant Tolkien, va donner des nains l'image la plus durable
dans ses quatre opéras de L'anneau du Nibelung.
Très librement inspiré de La Chanson des Nibelungen et des Eddas, il remet sur le devant
de la scène le personnage d'Alberich et le dépeint comme un être disgracieux.
Après avoir volé l'or du Rhin à des ondines, des génies de l'eau, qui repoussaient ses
avances, il s'en sert pour forger un anneau magique qui le rend invisible.
Grâce à lui, il asservit son peuple, les Nibelung, qu'il force à travailler pour
lui au fond des cavernes du Nibelheim.
L'un d'entre eux explique ainsi, au début de la troisième scène de L'Or du Rhin
« Jadis, pour nos épouses nous forgions, sans souci, tel bijou, telle parure exquise,
quelque joli jouet pour la joie des Nibelungen : travailler nous était une fête.
À présent [Alberich] nous oblige à nous glisser dans les crevasses, à nous exténuer
pour lui, toujours pour lui ! Guidée par l'Anneau d'Or, son avarice devine où
sont enfouies de nouvelles richesses ; et, sur l'heure, il nous faut chercher, fouiller,
creuser, fondre sa proie, forger la fonte, sans repos, sans répit, sans trêve, pour
grossir le Trésor du Maître. »
Là, on retrouve les caractéristiques des nains médiévaux, il est laid, il manipule
les métaux et en plus il est maléfique ! Mais il faut sans doute y voir aussi un commentaire
de Wagner sur son époque.
Le musicien commence en effet à écrire le texte de ses opéras en 1848, à peu près
à la même époque durant laquelle Carl Spitzweg peint le Gnome regardant le train, alors que
l'Europe connaît ses premières grandes grèves ouvrières et que l'industrie se
développe autour de la sidérurgie et l'exploitation minière.
Alberich, dans son royaume souterrain, apparaît ainsi comme l'image même du maître de
forge capitaliste ou du baron des mines, alors que les nains qu'il opprime, eux, sont des
artisans jadis indépendants obligés désormais d'aller travailler dans ses usines.
Ici, le nain ne s'oppose plus au monde moderne, au contraire, il l'incarne dans toutes ses
dérives.
Des artistes plus tardifs iront plus loin en allant jusqu'à comparer Alberich à
un dictateur, comme Lewis W.
Rubenstein, peintre juif qui, dans les années 1930, représente le voleur de l'or du Rhin
sous les traits d'Hitler obligeant son peuple à lui bâtir un gigantesque complexe militaro-industriel.
Mais l'Alberich de Wagner a suscité de nombreuses autres interprétations.
Dans son Essai sur Wagner paru en 1952, le philosophe Theodor W.
Adorno voit dans le personnage du nain l'incarnation de l'antisémitisme que l'auteur de L'Anneau
des Nibelung a par ailleurs exprimé dans divers écrits.
Oui Wagner insiste beaucoup sur l'avarice du nain, qui est associé dans les discours
racistes, aux juifs.
Et c'est un débat d'autant plus complexe que Wagner a été réutilisé par le nationalisme
allemand puis par les nazis.
Mais une chose reste certaine : après les quatre opéras du compositeur, les nains s'ancrent
dans un rôle : celui de l'autre, opposé à l'homme occidental, incarnant, au mieux,
des êtres aux marges de la civilisation qui ont toujours une part sombre.
Et ça, on le voit très bien chez Tolkien par exemple !
Lorsque Tolkien commence à inventer son univers imaginaire de la Terre du Milieu, juste après
la Première Guerre mondiale, les nains n'ont rien d'êtres positifs.
Dans Le Livre des contes perdus, on trouve un texte intitulé Le Nauglafring où ils
sont décrits comme des êtres laids qui n'ont « jamais d'enfants ». Ils ne rient
jamais, vivent sous des montagnes et, bien que versés dans les techniques des métaux,
produisent seulement des objets pas très jolis.
Ce peuple, continue le texte « aime l'argent et l'or au-delà de toute chose sur la Terre »
et n'a pas entendu parler d'Ilúvatar, la figure divine supérieure de l'univers
de Tolkien que l'on peut comparer au Dieu chrétien.
Fâchés avec les elfes dans une querelle appelée à durer , ce qu'on retrouve par
la suite dans nombre d'œuvres de fantasy, les nains finissent même par s'allier avec
les orcs.
Pour renforcer encore plus cet aspect d'altérité, de représentation de “l'autre”, qui
n'est pas comme nous, Tolkien fait des choix linguistiques très parlants.
Pour la langue des nains, il s'appuie en effet sur l'Hébreu, et non sur des langues
européennes comme il l'a fait pour les langues elfiques.
Tolkien compare d'ailleurs explicitement les nains aux juifs dans une lettre du 8 décembre
1955 où il écrit : « Je vois vraiment les “Nains” comme des Juifs : à la fois
nés et étrangers dans leur pays, parlant la langue de ce pays, mais avec un accent
dû à leur propre langue à eux. »
Mais ces nains des débuts de Tolkien, ils vont pas mal évoluer par la suite, ils ne
sont pas figés ! Loin de là !
Dans la première version du Hobbit, les nains sont au centre de l'intrigue mais ils restent
ambigus, notamment Thorin Ecu-de-Chêne, décrit comme un personnage motivé par l'appât
du gain.
Ce n'est qu'après la Seconde Guerre mondiale dans Le Seigneur des Anneaux que les nains
deviennent des héros à part.
Et cette évolution, elle est portée par Gimli qui rejette la fascination de son peuple
pour les métaux précieux et déclare sa passion pour les forêts et la grâce des
elfes.
Comme il le dit lui même : Mais plus beau encore est le vivant pays de
Lórien, et la dame Galadriel surpasse tous les joyaux qui gisent dessous la terre. »